Je déteste la rue. Chaque matin est pire que le précédent. Au début, j'avais juste froid, faim ou peur. A présent, mes muscles sont ankylosés, nuit après nuit, et pétrifiés par la malnutrition.
Nous autres, sans-abri, sommes des oubliés. Quand on est jeune, c’est plus simple. Les gens ont pitié. Pour eux, le gamin de la rue est celui qui a de mauvais parents, alors que le clochard adulte est quelqu’un qui a fait de mauvais choix. Quelqu’un qui ne vaut pas un regard.
Les morts, eux, n'ont plus rien à faire. Ils ne sont pas endeuillés. Ils ne ressentent rien, ni colère ni tristesse.
— T’as dit quoi ? Je n’ai pas compris.
— T’es le deuxième.
Je prends un instant avant de réaliser à quoi il fait allusion. Son second amour.
— Pourquoi tu me dis ça ici ? Tu te rends compte que j’ai envie de changer de cabine ?
— Justement ! J’ai fermé à double tour !
— Pourquoi t’as fait ça ?
— Parce que tu prends trop de plaisir à me dire des trucs gênants, au moins de là où t’es, tu peux pas voir si je rougis ou pas ! Je m’épargne ton regard niais !
— Ta voix tremble, Charles-Édouard.
— Lucky ?
— Quoi encore ?
— T’es mon premier.
— Combien pesait-elle quand elle est morte ?
Ses yeux étaient grands ouverts, presque larmoyants, comme si avec cette seule phrase, je lui avais fait perdre toute foi en la vie. Il connaissait le sens de ma question. Ce n’était pas de la curiosité morbide, même si le voir souffrir était jouissif. Je voulais juste savoir combien, combien de kilos je pouvais encore perdre.
Est-ce que, s’il le pouvait, il reviendrait en arrière et ferait en sorte de ne jamais finir à la rue ? Pour qu’on ne se rencontre jamais ? Moi non, j’en suis certain. Même si la rue craint bien plus qu’il n’y paraît… Je ne regrette rien, mais lui, regrette-t-il de m’avoir rencontré ?
Dans un cimetière, on pense trop aux morts, pas assez aux vivants. Pour le mort, c’est terminé, sa route est finie, mais les vivants que deviennent-ils ?