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Citation de mariecesttout


L’obstination de Littell à développer à partir de son thème orestien le fantastique, le sexuel extrême résulte manifestement d'un choix délibéré; il a d'ailleurs lui-même scrupuleusement semé des indices sur le sens (et la justification) de ce choix - choix qui, au demeurant, n'a pas grand-chose à voir avec la Shoah proprement dit, ni même avec la fictionnalisation de l'histoire, mais relève entièrement d'un phénomène très français et très littéraire.
Exactement à la moitié des Bienveillantes, Aue se retrouve à Paris - nous sommes alors en 1943, et il s'agit du voyage au terme duquel il ira dans le Midi pour assassiner sa mère - et, en se promenant sur les quais, il fouille dans les caisses des bouquinistes et tombe sur un recueil d'essais de Maurice Blanchot (auteur que Littell a étudié sérieusement et qui, par une opportune coïncidence, vient d'être traduit en anglais par Charlotte Mandell, la traductrice des Bienveillantes). Comme il se doit, Aue est fasciné par un essai dont il nous dit vaguement qu'il traite d'une pièce de Sartre sur le thème d'Oreste: il s'agit à n'en pas douter du recueil de 1943 de Blanchot, "Faux pas" qui, dans une partie intitulée « De l'angoisse au langage », contient l'essai « Le mythe d'Oreste ». La pièce de Sartre dont il est question est Les Mouches, créée en 1943. Aue ne dit pas grand-chose de cet essai, se bornant à paraphraser sa thèse, selon laquelle Sartre "se servait de la figure du malheureux parricide pour exposer ses idées sur la liberté de l'homme dans le crime; Blanchot le jugeait sévèrement et je ne pouvais qu'approuver";
La pièce de Sartre, on le sait, est essentiellement une parabole sur l'Occupation et les dilemmes moraux qui se posaient à la France; dans ce texte, Oreste rentre à Argos et retrouve une ville corrompue, et même un cosmos corrompu; il apprend de la bouche de Zeus en personne que les dieux eux-mêmes sont injustes, révélation qui vide de tout leur sens ses aspirations – et celles de n'importe qui - à une vie débarrassée d'angoisse morale, une vie dans laquelle chacun pourrait être un individu comme n'importe quel autre, un « frère humain ». Comme dans l' Orestie, Oreste doit tuer sa mère, mais ici, l'acte revêt une signification résolument ancrée dans le xxe siècle à laquelle Eschyle n'aurait jamais songé, comme le souligne l'interprétation que Blanchot donne du matricide :
« Le sens de son double meurtre, c'est qu'il ne peut être vraiment libre que par l'épreuve d'une action dont il accepte et supporte tout ce qu'elle a d'insupportable dans ses conséquences. [...] Le héros revendique toute la responsabilité de ce qu'il a fait; à lui l'acte appartient absolument, il est cet acte qui est aussi son existence et sa liberté. Pourtant, cette liberté n'est pas encore complète. On n'est pas libre si on est seul à l'être, car le fait de la liberté est lié à la révélation de l'existence dans le monde. Oreste ne doit donc pas seulement détruire pour lui-même la loi du remords, il doit l'abolir pour les autres et établir par la seule manifestation de sa liberté un ordre d'où aient disparu les représailles intérieures et les légions de la justice peureuse. »

Nous voyons donc ici l'ambitieux objectif intellectuel qu'est censé servir le thème d'Oreste, tel qu'il est transmis par le texte de Blanchot auquel se réfère si ouvertement le roman de Littel!. Au tout début des Bienveillantes, Aue se fait fort de refuser le cadre rassurant qu'offrent les repères moraux traditionnels :
« Ce n'est pas de culpabilité, de remords qu'il s'agit ici. Cela aussi existe, sans doute, je ne veux pas le nier, mais je pense que les choses sont autrement complexes. »

Et effectivement, dans ses entretiens à la presse comme dans le texte de son roman, Littell s'est appesanti sur les différences entre la morale judéo-chrétienne (et l'importance qu'elle accorde à l'intention et à l'état d'esprit, au péché et à la possibilité de rédemption) et la morale plus austère, moins sentimentale et plus « franche» qu'il trouve dans la tragédie grecque. (" L’attitude grecque est beaucoup plus carrée. Je le dis dans le livre : quand OEdipe tue Laïos il ne sait pas que c'est son père, mais les dieux s'en foutent : tu as tué ton père. Il baise Jocaste, il ne sait pas que c'est sa mère, ça ne change rien: tu es coupable, basta. ")
Mais Littell ne cherche absolument pas à inférer que Aue se situe « au-delà de la moralité », bien au contraire: il veut brosser le portrait d'un personnage qui, tout comme ses actes l'ont placé au-delà des limites de la loi morale, se place également lui-même au-delà des concepts classiques réconfortants de moralité et de justice comme l'Oreste de Sartre, dans l'interprétation de Blanchot :
« Il serait enfantin de croire qu'avec son effroyable meurtre celui-ci s'est débarrassé de tout, que, libre de remords et continuant à vouloir ce qu'il a fait même après l'avoir fait, il est quitte de son acte et étranger à ses conséquences. C'est au contraire maintenant qu'il va sonder le surprenant abîme de l'horreur, de la peur nue, libre, pure des superstitions complaisantes. [... ] "Il est libre, la réconciliation avec l’oubli et le repos ne lui est plus permise, il ne peut dorénavant qu’être associé au désespoir ou à l’ennui."
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