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Citation de mariecesttout


Ce n'est pas un hasard si le personnage de Aue que nous rencontrons au début du roman, au moment où, âgé, il commence à coucher sur le papier ses immenses souvenirs, mène exactement ce genre de vie : il est tranquille mais vide, il est désespéré, seul, et surtout s'ennuie énormément.
Les passages que j'ai cité ci-dessus montrent clairement que Blanchot, loin de désapprouver la pièce de Sartre, comme le suggère Aue dans sa brève référence à cet essai, l'admirait : et de fait, il commence son essai par un vibrant éloge de cette pièce « d'une valeur et d'une signification exceptionnelles ». Où donc est le « jugement sévère » de Blanchot dont parle Aue ?
La réponse à cette question permet de comprendre pourquoi le livre de Littell bascule dans la « pornographie » qui a choqué tant de critiques et de lecteurs. Car, ayant exposé sa théorie sur Les Mouches comme l'étude d'un homme qui a décidé de « porter atteinte au sacré», Blanchot fait remarquer que, pour que la pièce fonctionne, la « valeur sacrilège » doit être excessive, écrasante; et il craint que :
« cette impression de sacrilège [fasse] parfois défaut à la pièce qu'elle devrait soutenir. [... ] [Sartre] n'a-t-il pas poussé assez loin l'abjection qu'il dépeint? [...] À la grandeur d'Oreste, il manque d'être impie contre une piété véritable. »

Ainsi, au lieu d'utiliser simplement (et naïvement) les détails crus de violence et de sexe comme moyen facile de choquer son lecteur, Littell évoque sciemment la violence, et même la « pornographie de la violence », avec tout ce que cela comporte de détails baroques cauchemardesques, pour renforcer cette «impression de sacrilège» - non pas pour tenter de défendre Aue car il est en dehors de la moralité, mais pour nous faire ressentir par les cinq sens toute l'horreur d'une vie affranchie de toute morale. Le matériel « pornographique » n'est pas un symbole creux de la malfaisance de Max (ce qui ne serait tout au mieux qu'une lecture puritaine) : c'est plutôt Littell qui achève la tâche de Sartre, en « poussant assez loin l'abjection », en s'évertuant à montrer « l'impiété contre une piété véritable» - la « piété», dans ce cas précis, étant nos pruderies et attentes conventionnelles de ce que devrait être un roman sur les nazis.
En ce sens, Les Bienveillantes s'inscrit directement dans la tradition d'une « littérature de la transgression», et notamment dans la lignée française qui remonte au marquis de Sade et au comte de Lautréamont, et va jusqu'à Octave Mirbeau et Georges Bataille. L’influence de Bataille est flagrante dans les fantasmes sexuels complexes, dans les thèmes des rapports sexuels entre les frère et soeur adolescents, de la coprophilie et de l'inceste, et on reconnaît en particulier un renvoi à son oeuvre emblématique, Histoire de l'oeil, où un oeil violemment arraché devient un fétiche sexuel utilisé avec beaucoup d'inventivité, et à laquelle Littell semble faire allusion plus d'une fois dans les passages décrivant des yeux arrachés de têtes écrasées ou explosées. Littell pourrait, à mon avis, dire que c'est précisément pour réveiller notre sensibilité émoussée face aux représentations de l'ignominie nazie dans la littérature et au cinéma qu'il se devait de briser de nouveaux tabous afin de nous faire réfléchir sur le mal, sur une vie vouée au mal et sur un esprit disposé à, voire impatient d'accepter les conséquences de ce choix.
Le côté « kitsch» est donc inhérent aux visées moralisatrices du roman. Et pourtant, comme je l'ai expliqué, son efficacité sape la réussite de son autre grande composante, l'élément historico documentaire; soit Aue est un frère humain avec lequel nous pouvons ressentir une certaine affinité (et en cela je veux dire accepter qu'il ne soit pas tout bonnement « inhumain »), soit c'est un pervers sexuel, coprophage, matricide et incestueux; en tout état de cause, on ne peut pas avoir le Butterkuchen et l'argent du Butterkuchen. Ce qui ne signifie pas pour autant que l'objectif de l'un ou l'autre des éléments soit déplacé ou illégitime,comme ont pu l'avancer certains critiques: je ne le pense pas. (Mon seul grand reproche, étant donné la morale « grecque» de Aue, à sa détermination à assumer la responsabilité de ses actes, est que le matricide et le meurtre sont commis par un Aue qui se trouve dans une sorte d'état second, il n'est pas conscient de ce qu'il fait, ce qui ressemble fort à une pirouette caractérisée.) Mais c'est précisément parce que chaque élément fonctionne si bien en soi que le roman dans son ensemble est bancal.

Pourtant, malgré ce sérieux écueil, Les Bienveillantes rappelle le jugement de Blanchot - que Maximilien Aue approuve avec enthousiasme et, comme on ne peut s'empêcher de le penser avec éloquence - sur un autre colossal roman hybride, Moby Dick : «Ce livre impossible qui avait marqué un moment de ma jeunesse, de cet équivalent écrit de l’univers, mystérieusement, comme d'une oeuvre qui garde le caractère ironique d'une énigme et ne se révèle que par l'interrogation qu'elle propose. »

Comme continuent de nous le rappeler d'autres Bienveillantes- celles d'Eschyle -, il existe d'étranges créatures de fiction, des hybrides improbables, dont les deux faces semblent ne pas avoir beaucoup en commun et qui, même si nous avons peu de chance de les rencontrer dans la nature, peuvent nous donner des cauchemars qui continueront de nous hanter longtemps après le tomber du rideau.
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