Quelques mois avant la célébration du centième anniversaire de leur naissance, le Cercle Scriabino-Deluskien de Buenos Aires commanda à Américo Rabbione (artiste plus prolifique que talentueux) la réalisation d’une sculpture en hommage à mon oncle et à mon père. Le jour de l’inaugu- ration, l’étroitesse du morceau de tissu qui la recouvrait me surprit : d’après le projet initial, une distance de huit mètres devait séparer la base en marbre noir des têtes en bronze. Le résultat aurait fait sourire mon père. « La plupart des ama- teurs de musique estiment qu’elle a disparu avec Wagner », m’avait-il dit un jour. Lorsque le vice-président du Cercle tira sur la couverture pour dévoiler la statue réunissant les deux frères, je vis un papillotement blanc, la lueur morne de la plaque commémorative et l’opacité des deux épaisses figures fondues dans une étreinte de blocs de béton coffré.
« Si cet épouvantail cubiste est censé les représenter, pensai-je, alors plus rien ne distingue l’hommage de l’insulte. » Une semaine plus tard, les éternels plaisantins anonymes avaient amélioré l’aspect du monument en y peignant à la bombe aérosol tout un florilège de légendes et de décorations multicolores – expressions cochonnes, pépites agraphiques, étoiles polymorphes. Et comme la plaque a été arrachée. pour être revendue, il ne reste aujourd’hui aucun signe célébrant la vie et l’œuvre d’Alexandre Scriabine et de Sébastien Deliuskine.
Je laisse de côté pour l’instant la question des noms de famille. D’Alexandre Scriabine, mon oncle, plus que de tout autre musicien, on peut dire que pendant la première moitié de sa vie il chercha le monde. Il entreprit de longs voyages, mena une existence tour à tour intrépide et insensée ; si, durant cette première moitié, son esprit fut expansif et dérivatif, durant la seconde, la dernière, dans un mouvement en apparence contra- dictoire mais d’égale intensité, après avoir trouvé le monde, il s’efforça de le transformer par ses propres moyens ; à cet effet, il conçut, avec passion et désespoir, le premier élément précurseur de la transformation totale (l’accord mystique), puis, avec sa célèbre composition Le Mystère, il voulut libérer toute sa puissance afin d’infléchir le cours de l’univers. De Sébas- tien Deliuskine, mon père, on peut dire que, bien qu’il vécût à distance de cette explosion musicale (et dans son ombre), à la suite d’une série de circonstances fortuites, il dut passer le reste de son existence à essayer de ramasser les restes, bal- lotté par les vents de la dispersion, rassemblant les débris de l’hécatombe. Il n’est pas étonnant que cela leur soit arrivé à l’un comme à l’autre, ni que la déflagration ait adopté un style particulier. Alexandre Scriabine mourut trop tôt et trop loin de nous pour que nous puissions faire quoi que ce soit pour lui ; je n’étais, pour ma part, qu’une enfant. Quant à mon père, les médecins que je consultai parlèrent d’un processus neurophysiologique entraînant des effets dégénératifs dans les cellules de son cerveau ; il y a cinq siècles, prêtres et guérisseurs auraient eu recours à l’argument de la possession démoniaque.
L’explication est plus simple : dans notre famille de fous, nous payons le prix de la démence pour briller au firmament du génie.
Elle et sa chronique familiale, une absurdité géante, dont la pretention sans borne arracherait des rires et des larmes de pitié aux rares lecteurs qui s'y pencheraient. La surprise et la compassion des amis, le mépris des inconnus. p.491