Le coup de sirocco - Marseille
Confronté à un passé soudain ressuscité, chacun se creusait la tête à la recherche d’anecdotes le mettant en scène avec d’autres membres du groupe. Efforts désespérés, mains de noyés émergeant brusquement de l’eau pour agripper le bras d’un vivant, et se convaincre que l’on n’était pas encore mort…
Chaque bouteille péniblement exhumée dans le blockhaus de la ferme concentrait pour lui un lieu, un instant, une époque, celle où, pour quelques si brèves années, ses deux plus farouches maîtresses, l’Algérie et la France, avaient semblé liées à jamais.
Quel Oranais n’a pas senti tous ses poils se hérisser rien qu’à entendre prononcer ce nom ?… Santa Cruz, notre Vierge à nous, objet de tant de prières, de larmes et de supplications.
Aujourd’hui, des hommes taciturnes passaient des heures dans l’un des deux cafés encore ouvert. Il avait appartenu à un certain Coste qui se serait retourné dans sa tombe en constatant que pas le moindre coup de pinceau n’était venu rafraîchir les murs de son établissement.
Des drapeaux algériens ! Bien sûr, de l’autre côté de la Méditerranée, on en voyait souvent, surtout certains soirs de football sous les projecteurs du Grand Stade de Saint-Denis, où il semblait que la France fût devenue à son tour une colonie de l’Algérie.
L’Algérie n’est pas un pays gouverné. C’est Gulliver tombé aux mains d’une bande de voyous vendus aux gens du pétrole, et qui sucent son sang sans jamais en avoir assez.
Femmes en robe à crinoline, hommes à la moustache triomphante, tenant à la main leur chapeau de paille, ils avaient aimé cette terre généreuse jusqu’alors à peine égratignée par le mouton errant. Et pour un si grand nombre d’entre eux, leurs dépouilles blanchies y reposaient toujours.
Derrière toutes les convulsions et les pseudo-révolutions arabes, il n’y a au fond qu’une raison et une seule : foin de la démocratie, ils veulent ce que nous avons. Et ils le veulent tout de suite, maison, argent et femmes. Ça s’appelait, et ça s’appelle toujours la razzia.
On revient après cinquante années dans des lieux que nous avons aimés. On les pare des couleurs du bonheur. Pure illusion !C’est courir dans les prés en voulant attraper les papillons à main nue ! Ils nous échapperont toujours.
C’est d’une terrible banalité de s’en prendre aux morts. Mais c’est aussi souvent le seul moyen pour les faibles d’assouvir leur haine. On se venge sur les morts, parce qu’on n’a plus de vivants sous la main.