Citations de Daniel Saint-Hamont (23)
Chaque bouteille péniblement exhumée dans le blockhaus de la ferme concentrait pour lui un lieu, un instant, une époque, celle où, pour quelques si brèves années, ses deux plus farouches maîtresses, l’Algérie et la France, avaient semblé liées à jamais.
Quel Oranais n’a pas senti tous ses poils se hérisser rien qu’à entendre prononcer ce nom ?… Santa Cruz, notre Vierge à nous, objet de tant de prières, de larmes et de supplications.
Confronté à un passé soudain ressuscité, chacun se creusait la tête à la recherche d’anecdotes le mettant en scène avec d’autres membres du groupe. Efforts désespérés, mains de noyés émergeant brusquement de l’eau pour agripper le bras d’un vivant, et se convaincre que l’on n’était pas encore mort…
L’Algérie n’est pas un pays gouverné. C’est Gulliver tombé aux mains d’une bande de voyous vendus aux gens du pétrole, et qui sucent son sang sans jamais en avoir assez.
Aujourd’hui, des hommes taciturnes passaient des heures dans l’un des deux cafés encore ouvert. Il avait appartenu à un certain Coste qui se serait retourné dans sa tombe en constatant que pas le moindre coup de pinceau n’était venu rafraîchir les murs de son établissement.
Des drapeaux algériens ! Bien sûr, de l’autre côté de la Méditerranée, on en voyait souvent, surtout certains soirs de football sous les projecteurs du Grand Stade de Saint-Denis, où il semblait que la France fût devenue à son tour une colonie de l’Algérie.
Ce sont après tout ses frères arabes qui ont livré l’Émir à Bugeaud…
On revient après cinquante années dans des lieux que nous avons aimés. On les pare des couleurs du bonheur. Pure illusion !C’est courir dans les prés en voulant attraper les papillons à main nue ! Ils nous échapperont toujours.
Derrière toutes les convulsions et les pseudo-révolutions arabes, il n’y a au fond qu’une raison et une seule : foin de la démocratie, ils veulent ce que nous avons. Et ils le veulent tout de suite, maison, argent et femmes. Ça s’appelait, et ça s’appelle toujours la razzia.
C’est d’une terrible banalité de s’en prendre aux morts. Mais c’est aussi souvent le seul moyen pour les faibles d’assouvir leur haine. On se venge sur les morts, parce qu’on n’a plus de vivants sous la main.
Femmes en robe à crinoline, hommes à la moustache triomphante, tenant à la main leur chapeau de paille, ils avaient aimé cette terre généreuse jusqu’alors à peine égratignée par le mouton errant. Et pour un si grand nombre d’entre eux, leurs dépouilles blanchies y reposaient toujours.
Allez, Louis, encore une assiette de coucous, je vous sers. D'accord ? Donnez-moi votre assiette …
Non, non, Lucien… vraiment, je n'en peux plus, je suis repu…
La fierté du travail accompli, ça existe. Certains disent qu’elle est semblable à celle du chien qui rapporte, queue frétillante, le bâton à son maître, mais si on lui enlève la fierté, que reste-t-il à un homme ? Si peu de chose, même s’il sent parfois monter en lui des idées qui lui font serrer les poings, et qu’il ignore pour l’instant résolument.
Ce pays devrait être une immense puissance de la Méditerranée, inspirer la crainte et le respect par la force de ses armes, façonner la région à sa volonté : c’est cela le destin de l’Algérie.
Vivre est une chose, mourir en est une autre, les Algériens pratiquent les deux avec une égale dignité.
Le vrai, le seul racisme, mais jamais identifié, c’est cette obstination des Occidentaux, les Français en tête, à vouloir absolument imposer notre pauvre démocratie au monde entier. Tu ne sens pas la suffisance qui nous imprègne ? Pourquoi les autres peuples devraient-ils s’aligner sur nous ? Pourquoi devraient-ils adopter des valeurs qui leur sont totalement inconnues ? Et pourquoi ne regardons-nous pas ce que eux peuvent nous apporter ?
En nous, deux mondes, celui de l’adolescence finissante et celui de la vieillesse commençante, venaient de se rejoindre telles deux immenses sphères qui ne s’ajustaient plus guère l’une à l’autre. Mais toujours le gouffre demeurerait en nous, immense faille aux parois lisses, dont nous ne pouvions, hébétés de tristesse, que contempler la vertigineuse profondeur. Car c’est notre vie qui était engloutie là.
Tel un invisible vêtement, le voile de l’oubli s’était doucement déposé sur la bâtisse centenaire.
Ce retour à nos racines, autant dire à la matrice originelle, se teintait d’une puissante odeur de merde, soit, selon le notaire, le caca de nos années d’enfance enfin libéré et qui revenait nous hanter, comme pour forcer en nous l’examen de conscience auquel nous nous étions toujours dérobés.
Tous nos souvenirs continueraient de s’enfoncer dans le gouffre noir du mépris en une lente et implacable destruction programmée. Ainsi trépassait dans de muets soubresauts ce siècle et un peu plus d’une brouillonne présence coloniale.