Injection est, avec Trees , un des derniers travaux « creator owned » (un univers et des personnages n’appartenant qu’à leurs auteurs) de ce vieux briscard britannique de Warren Ellis. Pour cette série, il s’est entouré de jeunes artistes : elle a en effet été co-créée, dessinée et encrée par Declan Shalvey et colorisée par Jordie Bellaire.
Cet article ne portera que sur les épisodes 1 à 10, qui ont été publiés en français par Urban en deux tomes. Les cinq épisodes suivants (#11-15) seront publiés dans un troisième tome le 20 avril 2018.
Attendez-vous à quelques piqûres qui risqueraient de trop vous ouvrir l’esprit sur cette bd et ainsi déflorer la joie de sa lecture.
Depuis que Little Jay passe son temps à jouer à la poupée , je me retrouve seul avec une tonne de dossiers à traiter, dépiauter, arranger, formaliser, enregistrer, numériser et peut-être, un jour, classer. Bien sûr, ce serait plus simple si chaque dossier était indépendant, mais on trouve toujours des liens, et ce bien avant d’arriver au sixième degré de Kevin Bacon. Et ce serait encore plus simple si les dossiers arrivaient dans l’ordre… Or – ô surprise – ce n’est jamais le cas ! Je me sens très las parfois, surtout entre sept et vingt-trois heures.
Tenez, j’ai réussi à lier les rapports suivants, non sans être tout d’abord passé par les phases classiques (déni, colère, corruption des collègues, colère, mufflée au café des sports, colère, dépression, pétage de deux ordis et défenestration du ficus), mais sans réussir à définir leur taxinomie, à classer leurs éléments selon une logique qui leur serait propre. Toute aide est la bienvenue (pensez au bonsaï, il n’a rien fait de mal).
Rapport de Maria Kilbride
Ça commence avec moi. Dans un hôpital psychiatrique, le Sawlung Hospital (Sawlung, en vieil anglais, signifie « rendre l’âme ») car voyez-vous, je suis le seul véritable génie que vous rencontrerez de votre vivant. Tant d’intelligence se perçoit encore de nos jours comme de la folie. D’où ma localisation. Le seul vrai problème que je rencontre – en dehors de la directrice, incapable et imbuvable – tient dans leur incompétence à fournir des sandwiches corrects. Or j’en aurai bien besoin pour résoudre ce que cette saleté d’Injection a concocté.
Je dois appeler Brigid.
Rapport de Brigid Roth
J’étais tranquille et peinarde, loin de la Force Projection International, quand la Garde Nationale m’a appelé pour une histoire d’étudiant vampirisé par un ordinateur. En tant que hacker de génie et seule personne – à ma connaissance – à avoir créé un système ayant réussi le test de Turing, j’imagine que j’étais la mieux placée. Ma relative notoriété m’irrite profondément (pour rester polie), mais entre Maria qui s’interroge et Simeon qui débarque, ces manifestations de ma création ne me laissent pas le temps de gamberger. Ce que Robin a délibérément décidé de faire.
L’étudiant, j’ai dû l’immoler par le feu.
Rapport de Robin Morel
Traverser l’Angleterre par la Ridgeway, sa plus ancienne route, devrait me ramener à mes racines, confirmer que je n’ai pas le rôle de rebouteux (ou shaman si vous préférez) que tous veulent me voir porter. Et je ne parle pas que de mes anciens collègues de l’Unité des Contaminations Culturelles Croisées. Le gouvernement vient de me proposer d’être leur nouveau Casseur de fantômes. J’ai besoin d’un whisky.
Car je ne suis ni ma mère, ni ma sœur. D’ailleurs elles sont mortes.
Rapport de Simeon Winters
Il paraît que le prochain acteur qui portera le costume de James Bond sera Noir. Comme moi. Ils devraient m’offrir un poste de consultant, après tout je sais ce qu’est d’être un assassin au service du Royaume Uni. Même si je me présente avant tout comme un stratège, puisque c’est mon titre au sein du Secret Intelligence Service, l’autre nom du M.I.6. Je viens de quitter Paris précipitamment et dois rejoindre Brigid.
Elle seule pourra m’éclairer sur le laptop que je viens de récupérer à l’ambassade de Grande Bretagne. Un sale boulot.
Rapport de Vivek Headland
Malgré mon rapport quotidien avec les médias et l’analyse constante de diverses informations visant soit à localiser Robin soit à mener à bien mes activités, je ne comprends pas comment j’ai pu manquer une telle mode : du lichen dans mon sandwich. Il semblerait que les cuisiniers soient devenus prétentieux depuis que des myriades d’émissions télévisées ou radiodiffusées leur sont consacrées et génèrent autant d’audience. Je ne pensais pas ressentir cela – car mes anciens camarades ont tendance à me contacter régulièrement – mais l’activité de l’U3C me manque.
Même si j’ai un nouveau client qui m’attend dans la salle d’humains.
Vous voyez le topo ? Bienvenue dans le monde cryptique et mystérieux de Warren Ellis, où le lecteur doit enregistrer toutes les informations puis les remettre dans l’ordre afin de comprendre l’intrigue générale. La couverture du tome deux paru chez Urban (que vous pouvez voir au début de cet article) me rappelle le tableau de Magritte Le fils de l’homme , ce qui pourrait nous donner un indice sur les intentions des auteurs : nous cherchons toujours à voir ce qui est caché. Ce qui n’est pas visible nous fascine, Ellis propose donc un jeu de piste à ses lecteurs.
Injection relate les aventures de cinq personnes autrefois collègues dans une cellule ultra-secrète, l’U3C ou Unité des Contaminations Culturelles Croisées (en VO the Cultural Cross-Contamination Unit ou CCCU). Ces cinq experts, aux compétences et à l’intelligence supérieures, sont issus de diverses origines ethniques et des deux genres.
Le but premier de l’U3C est de mettre un terme au statu-quo technologique actuel. Car selon toutes les études, après des évolutions majeures de plus en plus rapides, la race humaine est arrivée à une apogée terriblement inéquitable. La conjonction de cinq experts non-conventionnels devrait aboutir à une découverte capable de faire passer l’humanité dans un nouveau cycle.
Ainsi, Brigid porte la connaissance informatique, Vivek est un éthologue flegmatique au pouvoir de déduction impressionnant. Toutes les attitudes et aptitudes de Vivek, depuis son manque maladif d’empathie à ses manières, font de ce personnage un succédané de Sherlock Holmes, tandis que Simeon possèdent tous les atours de l’agent secret James Bond (que Ellis a adapté dans une série de comics que je n’ai pas lus), à l’exception des femmes : Simeon est gay. Ou bi, je ne suis pas sûr.
Maria et Robin, eux, portent les étendards de l’ancienneté et de la tradition. Et même plus encore, car par Robin, c’est l’ancêtre de la science qu’Ellis convie dans Injection : la magie. Maria doit la comprendre pour sauver trois scientifiques piégés par des spriggans. Ou des imposteurs se faisant passer pour des spriggans, ce qui peut revenir au même.
Injection pourrait ainsi être La ligue des gentlemen extraordinaires version Warren Ellis, rassemblant des gens hors du commun pour une suite d’aventures aux frontières de la féérie et de la technologie la plus pointue.
Le dessin de Declan Shalvey pourrait être considéré comme fonctionnel, mais il associe une légèreté du trait à une mise en scène élaborée. Les décors sont soignés, que ce soit dans la nature et les forêts anglaises ou dans la jungle urbaine de New-York. De plus, les séquences muettes sont nombreuses, car Ellis semble souhaiter ne pas donner trop d’informations dans les dialogues.
Dans une scène de combat au corps à corps, Simeon nous balade ainsi dans tout un appartement cossu sur six planches, faisant voler les vitres et les assiettes. Cette dynamique ne peut être que retranscrite par la mise en scène et le découpage de Shalvey, se passant de son, de texte et d’onomatopées à l’exception de quelques insultes et vulgarités discrètes.
Comme dans Supreme Blue Rose, Warren Ellis a introduit dans les cinq premiers épisodes de cette série une voix off, toujours jaune, qui transcrit les pensées des personnages, un narrateur auteur de courtes phrases en rapport direct avec l’image, en la complétant. Pourtant, elle semble ajouter à la confusion, être hors de propos. Cette voix est typographiée en majuscule, ce qui contraste avec celle des phylactères, qui semble plus manuscrite, plus ronde. Ainsi, cette voix nous semble moins humaine, comme un sage ou un dieu tout puissant, qui voit tout, sait tout.
Dans les cinq épisodes suivants, ce rôle de la voix off incombe au personnage de Vivek. L’intrigue se resserre autour de lui, et Injection prend alors des allures de série télé, rassemblant quasiment toute l’ancienne équipe autour de Vivek, pour des énigmes à la limite du fantastique dans une ambiance de thriller d’espionnage technologique. Certaines cases rappellent d’ailleurs les arrêts sur images de N.C.I.S., en négatif, figées et déjà vues dans les épisodes précédents.
Alors que dans le premier tome, les flashbacks, permettant d’en savoir plus sur les différentes personnalités de l’U3C et leur collaboration passée, avaient un ton sépia que le lecteur de bd ou de comics régulier peut aisément reconnaître , on en apprend plus sur Vivek sans passer par cet effet. Jordie Bellaire conserve des tons réalistes pour ces séquences, ce qui requiert ainsi une attention légèrement accrue tout en rythmant les événements.
Tandis que la gymnastique intellectuelle nécessaire à la lecture du premier tome disparaît, les pièces du puzzle étant presque clairement imbriquées, il faut quand même assimiler de nouvelles informations et les mettre en perspective de ce que nous savons déjà. Il m’a fallu pas moins de trois lectures pour que je sois à l’aise avec tous les fils tissés par Ellis et Shalvey. Et je ne suis pas certain d’être passé à côté de quelques détails.
Cela n’a pas été un calvaire, car le dessin de Shalvey est très agréable à l’œil. Il ne force pas le trait sur la caractérisation des visages, chacun étant reconnaissable immédiatement, tout en détaillant au mieux les décors et accessoires. La colorisation de Bellaire n’est jamais clinquante mais donne une patine à l’ensemble qui force le réalisme des situations, même celles étant impossibles dans notre réalité. Les meilleurs exemples restent les couvertures, élégantes, se concentrant toujours sur un seul sujet, et laissant une grande part de la composition au décor.
Les thèmes récurrents chers à Ellis se retrouvent ici : la relation de l’homme à la technologie et ses implications sociales et morales, transhumanisme, réactions et résistances face à la différence, à l’incroyable, au disgracieux. D’un abord ardu, Injection reste avant tout un divertissement de haute voltige, mélangeant les références geeks et usant d’archétypes de la littérature facilement identifiables, sans oublier d’y mettre de l’action et de l’humour.
Celui d’Ellis repose essentiellement sur les réactions décalées de ses personnages, ou en parallélisant les saynètes tirées du passé à celles du présent. L’économie de mots n’en est que plus importante, et le dessin doit donc prendre le relais pour capturer ces instants fugaces sous peine de ne pas fonctionner.
Au-delà de ces sujets évidents et très actuels, Injection questionne surtout sur notre rapport à l’imaginaire, aux histoires et à leurs personnages de fiction. Comme dans Fables , nous pouvons nous interroger sur la concrétisation du fantastique : est-elle improbable ou sommes-nous déjà des incarnations des archétypes des contes et des personnages populaires ?
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