Citations de Denise Le Dantec (100)
La tenant par la main, Emily mène sa jeune sœur vers les Hauts solitaires où elles partagent les secrets d'un monde plus vaste que celui de leur enfance. En ce lieu, sans honte ni réserve, Emily reconnaît l'amour qui l'anime, aveugle, total, insensé. Elle s'essaie, sans se lasser, à inventer les mots d'un amour aussi brûlant qu'incorruptible, auquel elle a obscurément décidé de se vouer.
De plus, le secret joue le rôle d'instrument de plaisir - plaisir de ne pas satisfaire la curiosité de l'autre. Emily ne possède rien sinon le secret de ces "papiers" (et, probablement déjà, celui de ses premiers écrits), il est sa substance de même qu'il établit le lien qui l'unit à l'humanité, tout autant que sa sœur Anne.
Il y avait un coteau…
Il y avait un coteau
et un bois sauvage
de la musique
une guitare
des pommes sur les pommiers
et aussi des perdrix
des vachers
un cornouiller blanc
des loups garous
p.10
Merci pour le petit déjeuner…
Merci pour le petit déjeuner
la fleur de miel l'œuf de glace
la belle orange
Mon nom est Madame de
« Passez le sel »
J'ai rêvé la nuit dernière
d'un bâtiment en feu
et
d'un ourson aux yeux diamants
Chaque soir je vois la nuit se lever
de la rampe de secours
d'un réverbère
Je suis dans la forêt
avec des roses gothiques
aux pétales blancs
et au verticille central
J'ai oublié :
• un cahier 8 x 11 bleu royal
• une enveloppe monogrammée
• un petit garçon qui me demande la direction
Dimanche arrive
avec des petits oiseaux
Un drapeau rouge
bat
dans le vent
Deux patineurs dansent
sur un médaillon de glace
en discutant du Cogito
la neige fume
la fièvre du Capital
p.9
Je tire l'aiguille…
Je tire l'aiguille
Je cherche la phrase qui a été écrite pour moi
Un monsieur petit et une dame grande se promènent
rue Maître-Albert
Les bobines roulent à toute vitesse avec le vent de surface
Une rose en papier bat des ailes
C'est une stanza, une maison, une demeure lyrique, un
camion, cinq comédiens, la voix de Dorothée
— Mon idéologie poétique : une immense inquiétude
« C'est quand on ne sait pas ce qu'on va dire qu'on en vient
à dire ce qu'on n'aurait jamais pensé dire » (Novalis)
La pluie tombe en tornades sur le gazon du parc et sur les
pierres entaillées
Monsieur Petit allume une bougie, Madame Grande regarde
au loin
Je donne des petits coups de klaxon dans le langage, tandis
que les chiens de la ville aboient
Le ciel est peint blanc vif avec une nuance vert malachite
entre les bâtiments
La phrase s'écoule oui non
Le livre tracé dans le cristal devient flou avec des éclats
d'azur profonds, profonds, et de larges transparences
de décembre
Ours jette des étoiles…
Ours jette des étoiles
dans le ciel
les diamants coulent
dans les ruisseaux
les forêts tremblent
(j'ai mis mon pull couleur torrent)
où t'ai-je vue pour la dernière fois ?
on montait un escalier sans fin
à l'ombre d'une fleur d'angélique
l'obconica en pot
fermait les yeux
une noix de gingko en jade
sur chaque marche
le cou de l'enfant sentait
comme un papillon
(j'ai vu ses petits pieds)
une table peinte de roses
était chargée d'emballages colorés
& de rubans verts
la lèvre ébréchée d'une tasse
brillait
silence à cinq pattes d'une fourmi
p.7
Une goutte de larmes…
Une goutte
de larmes
tombe
je suis
dans la douleur
Pour ouvrir
le chemin des paroles
il faut prendre
les doigts de ses oreilles
changer
ses oreilles en fenêtres
— naviguer dans une barque
qu'il n'est loisible de réparer
que
si déjà
l’on vogue
Pour écrire
il faut jeter
un collier de perles
dans l'eau du lac
— et parfois
s'y jeter
p.6
Hier la lune était très blanche…
Hier la lune était très blanche
avec des corbeaux qui volaient tout autour
Une rivière coulait devant la fenêtre
Le gardénia de Billie trempait dans un vase
— Crois-tu que la parole et les choses parlent
la même langue ?
Bleu, plus bleu et plus pâle que le geai,
un merle colporte ses marchandises
Un chapeau de soie
s'envole avec la neige
Une branche tombe
dans un pot d'argent
Chaque mot est un flocon mimosa
p.5
Une rose s’envole…
Une rose s’envole à l’envers de la rue
Les mots se posent sur ma fenêtre
Un papillon sur le bord d’un chapeau
Il faut respirer à travers la rose
. émuler les motifs du papillon
Les brumes extatiques nous entraînent
Des voix venteuses nous parlent
Les rideaux se soulèvent entre le soleil et la lune
Laissons le vent souffler sur la fenêtre
Chantons de plus en plus fort
Ne cessons pas de chanter
Sans aucun sentiment
Le ciel est d’or…
Le ciel est d’or, les rues d’argent
Erato parle en agitant des feuilles, des flûtes, des cordes
Il y a des millions de secondes où tu dors les yeux ouverts
la tête bourdonnante, comme au bief de la rivière
-Penses-tu qu’il pleuve, et que la pluie fasse dériver
les larmes des choses ?
L’arbre se charge de rouge, puis s’efface dans la brume
le graphe de la mer est comme une fleur géante de →Georgia
O’Keefe
Un oiseau est tombé dans le terminal
La politique apporte-t-elle des améliorations ?
Et qu’est-ce que tu vas faire avant les pagodes d’hiver ?
Couper la farine Verser le petit-lait Trancher la pomme Boire à
la bouteille
Mettre du pain dans ma poche
Ramasser les cerises rouge hiver
Enduire les poires de cire
Faire des bateaux avec des coquilles de noix
Compoter les prunes
Épépiner les raisins
Manger toutes les fraises
Sur l’air de Où est la biche ?
Où est la femme ?
À la maison
Qu’est-ce qu’elle y fait ?
Elle y travaille
À quel métier ?
nous tirons sur les casseroles
nous mettons le feu aux rideaux
nous jetons les épluchures dans l’escalier
nous battons le beurre
nous faisons sauter les boutons
nous mettons nos cheveux dans la salade
nous lapidons les roses
nous pleurons beaucoup
Avec les mouettes rieuses dont les cris paraissent cribler le paysage de coups de becs, on est convié à un repas de pêche aussi fulgurant que rapace.
Elles piquent telles de fines fléchettes dans l'eau soudainement grasse; ressortent pour piquer encore.
*
Les mouettes se jouent de tout, nous obligent à entrer en contact avec la face terrible du monde : bouches édentées, brèches, ruines...
La vérité qu'elles imposent est rude, désarmante.
*
Cruauté, vélocité, stratagème...
L’exaltation carnassière qui leur est propre les entraîne à une outrance jubilatoire, excessive, catastrophique.
Les rires des mouettes ont la frénésie d'un monde toujours en guerre, jamais en paix.
*
Peu après avoir quitté le port on les retrouve en nuées picorantes sur les hauteurs labourées, découvertes de Penvern, qu'elles abandonneront d'un seul cri sardonique.
Qui a jamais vu une charrue charruer les flots de la mer ?
Un sentiment de mélancolie m'étreint : je suis devant l'impossible comme devant mon propre impossible.
La figure de la mécanique ouvrée par l'homme, si rouillée soit-elle et en un tel inexplicable abandon à cet endroit du monde, fait le siège de ma vue.
Sans doute la rencontre paradoxale de la charrue et de la mer trouve sa résolution dans la pensée de l'"espèce humaine" et du passage du temps.
Bientôt la Spartina anglica l'aura recouverte.
Je saisis mon appareil photo et, dans l'instant, je vise ce que je vois comme si j'en craignais la perte.
En fixant une image durable sur la pellicule je n'ignore pas agir avec l'insistance prédatrice de l'enfant mais, par cet acte, j'atteste du pouvoir humain de création, y compris sur la pente de sa plus vaste précarité.
Rompu aux vents
le pétrel
risque le bec
au point brisé
de l'eau
et crie
Emily Brontë a tenté le combat, en prenant parti pour le plus fragile, tel le brin de bruyère, dont elle aima l'humble couleur pourpre, comme si l'humilité était l'honneur.
Je coupe une pomme en deux…
Je coupe une pomme en deux : toute
mon enfance passe
par là
C’est une grammaire ancienne…
C’est une grammaire ancienne
et c’est l’âme noire d’un pavot
C’est un sifflement lumineux
et c’est un nid de frelons
C’est une ruche encapuchonnée
ou bien une fillette
C’est une femme inconnue
et c’est la nuit la plus courte de l’’année
C’est un champ de fleurs
et c’est aussi un bateau de croisière
C’est une lune violette
et c’est la pelure d’une prune
C’est une tête de cygne
et une étoile binaire
C’est la feinte d’une voix
et c’est une exploration
Les fileuses d’étoupe (IV)
extrait 5
Passent les grands charrois d’automne, l’amour,
la neige, le viol et les grands froids
Tous les forfaits du cœur, toutes les mélancolies,
L’Ardeur inoubliable de tout ce qui fut beau,
égaré comme les feuilles sur les glèbes,
Passent les sens et les soupirs de l’Ange
Sur les chemins immenses, de l’autre côté du monde
Et l’angoisse de nos rêves marqués de cet amour
Des quatre coins du monde jaunis sous la tourmente
Les yeux ne servent plus
À peine si on décèle la Vierge dans le Loup
1974-1975
Les fileuses d’étoupe (IV)
extrait 4
Mugissements candides
Le soir
Au-dessus des prairies
Dans les rivières
Le cœur se charge de boue
Et de loin
Regardons
La terre qui s’incarne
O Saint-Ange
Qui
Voyant revenir l’Automne
Se désespère devant l’ouest ensanglanté
…
1974-1975