Diane Château Alaberdina

J’ai éprouvé la même sensation de vertige une quinzaine d’années après, en photographiant Taisiya nue. En observant avec minutie les détails de son corps. Le craquement de ses vertèbres lorsqu’elle changeait de position. La lumière blanche sur ses côtés, ses seins maigres. Désirer son corps autant qu’il m’angoissait.

Elle était grande. Elle donnait cette impression d’être étirée, son visage majestueusement ancré sur son cou. Elle me faisait penser à ces femmes russes que l’on trouve dans les magazines à deux euros dans les kiosques. Pendant un instant, j’ai eu envie de prendre sa place. De savoir ce que cela faisait d’être une autre femme, avec cette voix monotone et ces yeux d’une incomparable tristesse.

Adam la regarde en silence, visiblement gêné. Il n’ose pas avancer dans le vestibule. Sonia reste immobile, les yeux levés vers les siens. Son visage pâlit. Son corps se crispe. Plusieurs secondes s’écoulent. Sa main se tend, elle sent sa peau froide contre la sienne. Tout à coup, ses joues s’enflamment. Adam se débarrasse de son blazer, pénètre dans le hall pour rejoindre Katarine. Sa voiture est garée près du portail, une berline rouge dont Sonia distingue les quatre anneaux sur la calandre.

Son regard est d’un bleu perçant, presque trouble. Elle tient de son père cet air d’enfant buté qui refuse tout contact avec le monde extérieur.
Adam parvient à rompre sa froideur. Il y a chez lui une douceur et une bienveillance qui plaisent à la jeune fille. Katarine les surveille sans rien dire. Elle soupire de soulagement. Quel bonheur pour elle de voir que la soirée se passe bien. Sonia apprécie Adam. Le dialogue naît entre eux. Elle a de l’admiration pour lui.

J'avais la preuve que jamais rien ne s'oubliait, qu'il suffisait de trouver le point sensible, de prendre le temps qu'il fallait pour devenir le maître de quelqu'un.

Tous ses désirs étaient remontés à la surface, comme si la rencontre avec Adam avait créé une fêlure. La vie était revenue à elle, la rendant ivre et exaltée. Elle avait parlé trop fort, mangé trop vite. Ses mains avaient tremblé sous la table. Des années de privation l’avaient rendue apathique. Son corps et son esprit étaient restés dans un état d’hibernation. Chaque plaisir était relégué au second plan.

Adam a aimé la force qui se dégageait de cette femme aux cheveux noirs, les yeux brillants et le front large. Elle avait une voix rauque avec un accent slave. Elle lui a raconté son histoire, le départ de ses parents pendant la période communiste, Kazan, sa campagne, l’importance de la religion. Elle a aussi parlé de sa fille de seize ans. De sa difficulté à devoir l’élever seule dans un pays étranger.

Pour Sonia, la nuit a quelque chose d’électrique, d’impalpable. Toute la tension de la journée s’évanouit d’un coup. Les yeux deviennent lourds, les ventres se détendent. La sexualité prend une autre forme. Sur le chemin du retour, elle colle son visage à la vitre. Les paysages défilent, les bâtiments de la ville laissent doucement place aux champs et aux bois.

Comme un animal sur ses gardes, elle l’ausculte. Elle cherche sa vraie nature. Quelque chose la bouleverse dans cette scène. Peut-être la présence d’un étranger chez elle, un homme aux épaules larges, marchant en chaussettes sur le palier, tendant son cou vers la fenêtre pour apercevoir l’ombre des arbres.

Katarine y croyait dur comme fer, elle avait vu dans sa rencontre avec Adam un signe du destin, un lien indéchiffrable et puissant qui dépassait l’attirance ou la projection sociale. Elle avait vu dans Adam un homme nouveau, capable de vivre avec elle et Sonia, d’apporter un peu de chaleur dans sa maison.