Le compagnon fait son tour de France. Le maître-maçon, le peintre, le sculpteur, le potier, le huchier voyagent du château à la ville, et de la ville au château. Des convois d'artistes français, italiens, flamands, à pied, à cheval ou en charrette, circulent entre l'Italie, les Flandres et l'Espagne. Les messagers de l'Université vont et viennent, amenant de province et ramenant de Paris des troupes d'écoliers et d'étudiants avec leurs bagages.
La science moderne a compris qu'elle avait un devoir à remplir, celui de réparer les ingratitudes de l'histoire, de mettre en lumière ces pionniers du passé; elle a ouvert une enquête. On a commencé par le XVIIIe siècle; il fallait bien courir au plus pressé. La mode s'était affolée de la Pompadour et de Marie-Antoinette; elle voulait à tout prix connaître leur entourage, les hommes et les choses de leur temps, le personnel des curieux, des artistes et des marchands, leurs cabinets et leurs catalogues. Chacun s'est mis en campagne; la besogne était facile, les documents nombreux, récents, sous la main, et le public a été servi à souhait.
Le « magnifique château de Richelieu » passait pour une des curiosités du royaume; on venait le voir de tous les pays, et trois éditions du guide Vignier suffisaient à peine à la curiosité des visiteurs. Chose singulière, que l'on se refuserait à croire si Desmarets, un des familiers du cardinal, ne l'affirmait d'une façon positive : ce palais fameux, si vanté, si décrit, si chanté, si visité, un homme ne l'a point vu, et cet homme, c'est Richelieu lui-même, qui, sans cesse retenu par les affaires de l'État et les soins d'une santé languissante.
Le dédoublement de l'art est la plaie du siècle ; il a disséminé les efforts et affaibli les deux parties. Oubliant les sages traditions des vieux maîtres qui prenaient soin de se mêler à l'industrie pour l'inspirer, la tenir en main et agir par elle sur le goût public, les peintres se sont cantonnés dans les nuages, sans jamais descendre sur terre pour se retremper aux sources vives, pour s'allier à l'industrie, s'assouplir et rajeunir avec elle.
L'art est un, comme la sève qui produit le bois, l'écorce, la feuille et les fleurs. Il est un, comme la source qui fait la goutte d'eau étincelant au soleil, le ruisseau qui court dans la prairie, la chute intelligente qui met l'usine en mouvement, et le torrent fameux qui étonne le monde de sa majestueuse inutilité.
La bonne intelligence dura jusqu'au XVIIe siècle, quand le peintre, se séparant de la maîtrise, fonda l'Académie de peinture. De ce jour date l'aristocratie des architectes, des peintres et des sculpteurs, — le divorce de l'art et de l'industrie.
Au moyen âge, la réponse eût été facile. Le mot artiste n'existait pas dans la langue, l'art et le métier ne faisaient qu'un. Faire de l'industrie, c'était faire de l'art, et réciproquement: on était ouvrier, on avait plus ou moins de talent, voilà tout. Prenez les peintres du temps les plus à la mode, ceux de la cour, si vous voulez. Ils ne font pas seulement des tableaux, mais tout ce qui concerne leur état : des modèles de broderies, de meubles, de chandeliers, d'étoffés, d'ornements d'église ; au besoin, ils décorent des harnais et des litières.
En France, où la mode et les révolutions ont tout saccagé, la passion de sauver s'est développée en raison directe de la rage de détruire, avec une fécondité prodigieuse, une énergie, un entêtement indomptables. De tous les coins du royaume, dans les grandes et les petites villes, une armée de chercheurs actifs, passionnés, convaincus, est sortie de terre: princes et petits bourgeois, chanoines et médecins, gens de cour, de robe, d'église, d'épée ou de finance, tous se sont donné le mot pour organiser le sauvetage et recueillir les épaves.
On nous dit que le meuble n'a rien de commun avec l'art, que c'est une oeuvre industrielle qui relève du manuel de l'ébénisterie, pas davantage. — Nous n'aurons pas l'indiscrétion de demander ce qui distingue une oeuvre d'art d'une oeuvre d'industrie, si tant est que l'on se soit jamais mis d'accord sur ce point; mais, en admettant que le meuble moderne ne soit pas une oeuvre d'art comme l'entendent certaines gens, jadis il en était autrement.
Plus souple et moins fragile que le marbre et la pierre, plus chaud, plus élastique, d'une exploitation plus facile, plus tendre à l'outil; susceptible, par sa nature fibreuse, de soutenir de longues portées et de se jeter dans le vide sans tenons ni supports, le bois a encore l'avantage de multiplier ses surfaces et de se prêter à toutes les formes par son affinité pour la colle et l'extrême cohésion de ses assemblages.