Edouard Lynch

Du paysan laboureur jusqu'à la malbouffe et au "repas gastronomique", patrimoine de l'humanité, en passant par la parité, l'exploitation paysanne et le "pétrole vert", les images que la France associe à ses paysans ont connu de nombreuses évolutions, avec des périodes d'unanisme et de distanciation dont il conviendrait d'interroger les mécanismes. Bien qu'il soit toujours périlleux de mettre en avant des ruptures et des bouleversements, surtout dans le champ complexe des représentations, il semble clair que les dernières années du siècle voient se dessiner une inflexion majeure, qui tend à effacer l'image des paysans victimes pour lui substituer les agriculteurs coupables, autour de la montée en puissance des enjeux environnementaux et écologiques.

La recherche des responsables des opérations et l'identification des auteurs de violences se heurtent de manière presque systématique au mutisme des populations locales [...]
[...]
Lorsque des incidents éclatent en ville, il est plus aisé de trouver des témoins, commerçants ou badauds qui ne risquent rien à témoigner, ce qui n'est pas le cas dans les villages et les zones rurales où la pression communautaire est plus forte. Parler, c'est prendre le risque de se faire marginaliser.

Chaque jour ou presque, l'actualité nous rappelle que la manifestation de rue, la "manif", constitue depuis la Révolution française un puissant symbole de liberté et d'émancipation collective. Qu'elle soit "politique", pour la revendication des droits et des libertés fondamentales, ou économique et sociale, pour satisfaire des demandes plus catégorielles, l'émeute, puis la journée et enfin la manifestation n'ont cessé de gagner en ampleur et en importance, à la fois en se banalisant dans l'espace public, mais aussi en restant un marqueur fort de l'engagement et un des principaux moteurs des (r)évolutions politiques et sociales à l'époque contemporaine.
Dans cet environnement foisonnant, les manifestations paysannes occupent une place à part, à la fois fréquentes et familières, mais néanmoins différentes des autres mobilisations professionnelles. Rassemblements devant des préfectures qui dégénèrent, barrages routiers et feux pneumatiques, déversements de millions de litres de lait, défilés de tracteurs sur les Champs-Élysées, saccages de bureaux ministériels ou de salons professionnels, destructions de fruits et légumes, etc., mais aussi opérations sourires et concours de labours, l'actualité des manifestations paysannes, toujours riche et agitée, illustre la spécificité d'un répertoire protestataire dominé par l'usage fréquent de la violence et de "l'action directe", c'est-à-dire de l'illégalité.

Extrait de l'introduction.

[...] des rassemblements sont organisés dans les principales villes du Midi, en particulier à Nîmes, Montpellier et Béziers. Ils s'accompagnent de nombreux barrages, sur les grands axes de circulations et les voies ferrés. De graves incidents se déroulent à Béziers, où les manifestants s'en prennent aux forces de l'ordre situées en contrebas de la voie ferrée, mais surtout à Nîmes où les convois de tracteurs convergent vers la préfecture avant d'affronter violemment les gardiens de la paix. S'ensuit une longue échauffourée, avec de nombreux blessés du côté des policiers qui subissent les assauts sans contre-attaquer. Signe de la radicalisation, les viticulteurs transportent des "armes par destination", y compris des engins explosifs, et les désordres sont moins liés à "l'inexpérience de la rue" qu'à la recherche systématique de l'affrontement.

[...] A la différence de la démission des municipalités, ou d'une tentative de blocage des marchés, qui exigent un contrôle étroit de la filière et dont l'impact sur le consommateur est à la fois diffus et différé, le blocage des routes créé l'événement.
La presse nationale fait le choix d'une large couverture, par le biais de longs reportages, illustrés par des photographies. De nombreux observateurs insistent sur la dimension profonde, structurelle, de cette crise, frappant une paysannerie à laquelle les gouvernements n'ont pas su offrir de véritables projets professionnels. Mais quoique justifiée, c'est souvent une représentation "archaïque" qui s'impose, celle d'une France agricole largement tournée vers le passé, à l'image de la tonalité choisie par Libération pour en rendre compte :

"Réveillés ce matin au son du tocsin, tous les hommes du pays se sont retrouvés à l'entrée du village. Le maire s'est avancé d'un pas ferme ; il tenait dans ses grosses mains calleuses une vieille écharpe tricolore frangée d'or. D'une voix un peu étouffée par l'émotion, il a dit simplement : "C'est là que l'on va faire le barrage"."

Le mythe de la ferme et son cortège de représentations positives s’élabore ainsi à partir du milieu du XIXe siècle et ne cesse de prendre de l’ampleur, dans une France dont l’urbanisation et l’industrialisation progressent inexorablement.

La simple évocation de la ferme suscite chez le citadin des impressions complexes, intimes et positives : les odeurs de foin coupé, la saveur du lait goûté dans l’étable, l’enthousiasme de l’enfance face à la découverte du monde animal.