Attention, ceci sera peut-être une mauvaise chronique d’un très bon livre ! Première difficulté : planter le décor et l’intrigue. La première chose à bien garder en tête c’est qu’on a beau être en Russie, on est à la frontière finlandaise, vers le cercle polaire et que ça change pas mal de choses. Notamment sur le caractère des protagonistes fortement marqués par la nuit polaire, ambiance un peu particulière de fin de monde déprimante et dépressive qui colle assez bien avec l’hécatombe de macchabées provoquée par Savel Férosse.
Ayant livré le nom du personnage principal, je me sens immédiatement obligé de donner celui des autres : La Tombe, chef de la truanderie locale aussi brutal qu’éphémère, Sam, son bras droit et néo-patron de la truanderie locale, Trebenko, chef de la police pourri, Antonov, député pourri, Karimov, chef d’entreprise, Pitchouguine, juge d’instruction.
Savel Férosse porte mal son nom car c’est lui « l’homme de peu ». L’homme de rien en fait, dont l’unique prétention est de n’en avoir aucune jusqu’au jour où il se retrouve face à La Tombe qui le provoque en lui tendant un pistolet et en le défiant de lui tirer dessus ce qu’à la surprise générale et celle de La Tombe en particulier il fait… Point de départ de tout ce qui suit, Savel Férosse n’est qu’un élément déclencheur, un catalyseur qui met en exergue tout ce qui ne tourne pas rond dans ce patelin paumé et Dieu sait qu’il y en a.
Cette microsociété russe a d’ailleurs l’air d’être tellement sens dessus dessous qu’au bout d’un moment ni les personnages ni le lecteur ne savent plus vraiment ce qui s’est passé au début, comment tout a continué et encore moins si tout a bien fini comme ils le pensent. En prenant régulièrement le contrepied de ce qui a précédé, en usant de la manipulation et du mensonge dans un sens puis dans l’autre, l’auteur entretient la confusion du lecteur, pour son plus grand bonheur, en lui procurant une source intarissable de moments drôles, épiques, cyniques, contradictoires… On a ainsi l’impression que tout part un peu dans tous les sens alors qu’Elisabeth Alexandrova-Zorina tient bien fermement les rênes de son histoire.
Ni polar, ni roman noir, ni essai, ni drame fantastique, ce livre est un peu de tout cela réuni et habilement mélangé par l’auteur dans un style qui parait léger mais qui pourtant possède toutes les teintes et nuances d’une vraie profondeur. Avec tout un tas de phrases, dictons ou expressions passe-partout voir clichés, apparemment simplistes, l’auteur donne toutes les clefs pour déchiffrer et comprendre ses personnages et les situations dans lesquelles ils se retrouvent. Le système de pensée de l’auteur est cohérent, complet, complexe et surtout totalement jouissif.
« La vérité c’est comme du verre, lui avait appris son père adoptif ; on ne peut la voir que grâce à la trace des mensonges. »
« « - T’as qu’à lui demander, dit le borgne en désignant le juge de son œil valide.
- Mais qu’est-ce qu’il va te dire ? C’est une génération pourrie, dit l’autre avec un geste fataliste.
- Et alors ? Même pourris ils ont une opinion !
- Une opinion pourrie. » Et il refit le même geste fataliste. »
« Tu as des divergences de vue avec eux : ils préfèrent le crime sans châtiment et toi, le châtiment sans crime. »
Elisabeth Alexandrova-Zorina, habilement, par des associations d’idées, personnifie les choses et dé-personnifie les êtres humains pour mieux les rendre absurdes les uns et les autres.
« La ville était tapie contre l’usine minière comme un enfant dans les jupes de sa mère. »
« Le matin, lorsqu’il allait au travail d’un pas pressé, Férosse, le croisait près des portes de l’administration ; et le soir, le maire corpulent déboulait du bâtiment comme une pomme de terre échappée de son sac éventré. »
« Ils communiquaient par l’intermédiaire de Trebenko, le chef de la police, qui faisait la navette entre les voyous et l’administration comme un bac entre deux rives. »
« Les soldats chassés de leur unité vadrouillaient dans la forêt comme un troupeau de chèvres et l’officier très laid courait d’un côté et de l’autre, rassemblant ses gars comme des champignons. »
Elle parle intelligemment de la solitude, du mal-être et du bien-être, de ce à quoi ces derniers tiennent et ils tiennent à peu de chose, de la volonté, du sentiment d’enfermement qui n’est jamais aussi prégnant que quand on perd la liberté qu’on pensait fallacieusement détenir ou qu’on prend conscience que nous vivons dans un carcan au choix sociétal/environnemental/sentimental/moral, et du quotidien sombre d’une grande partie de la population russe parfois laissée à l’abandon, en autogestion pour le bonheur des plus forts et le renoncement de tous les autres.
« Mais la vie de Férosse était insignifiante et ennuyeuse, même à ses propres yeux ; il faisait partie de ces gens dont on ne se souvient que quand on lit leur nécrologie dans le journal local. Il y avait belle lurette que sa femme estimait qu’elle n’était plus mariée, sa fille qu’elle n’avait plus de père, et lui-même n’était plus trop sûr d’exister. »
« Il pensa qu’en grandissant elle lui ressemblait : rêveuse et solitaire, elle avait trouvé une langue commune avec la forêt et avec les chiens plus vite qu’avec les gens ; il espérait que quand elle grandirait, ils auraient des sujets de mutisme à partager. »
« C’est ainsi qu’il comprit que la solitude avait de nombreux visages. En province, c’est un chuchotement sourd qui vous suit ; dans la capitale, elle hurle dans nos oreilles à travers des milliers de voix et nous frappe à la tête comme un voleur armé d’une matraque. Elle est aussi glacée qu’un lit vide pour les femmes et qu’un repas de vieux garçon pour les hommes. Comme les êtres, la solitude a un âge : lorsqu’elle est jeune, elle est larmoyante comme un poème d’amour gravé sur un mur ; et quand elle est vieille, elle est acariâtre et décrépite. Tout le monde est seul, mais chacun à sa manière. »
« La prison, c’est ce qui nous entoure – Karimov désigna la cellule. Nous sommes tous prisonniers des circonstances, des habitudes, de nos faiblesses, de notre généalogie et, pour finir, de notre corps qui nous dicte comment vivre […] Cette ville n’est-elle pas un cachot ? Cous y vivez comme derrière les barbelés et le reste du pays vous est inaccessible, exactement comme la liberté pour des prisonniers : on dirait que vous êtes tous condamnés. »
Quelle philosophie de vie ressortir de la démonstration de la fatuité des êtres que nous livre Elisabeth Alexandrova-Zorina ? Certainement ce qu’en dit Sam, malfrat plus humain qu’il n’y parait, morale à double sens, en queue de poisson comme une un pied de nez au destin et à la fatalité :
« « - Mais comment il faut vivre ?
- Sans regretter le jour passé et sans se préoccuper du lendemain, expliqua Sam d’un ton docte […] Et peut-être que c’est le contraire : sans se préoccuper d’hier et sans regretter le lendemain. L’important c’est de ne pas oublier que la vie n’a aucun sens et que c’est précisément son sens principal. » »
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