Elsa Giloba

C'est ce jour-là que je suis tombé amoureux de
toi. Je ne l'ai pas réalisé tout de suite, évidemment. Il
m'a fallu du temps pour le comprendre. Du temps,
et ce tableau. Cette image m'a obsédé pendant des
semaines, mais ce n'est qu'en la peignant que j'ai com-
pris. Ce n'était pas seulement ce souvenir, cet après-midi
magique suspendu hors du temps, ce lieu préservé et
secret, qui hantait mon esprit. C'était toi, et tout ce qui
fait que tu es toi : libre, fière, indépendante. C'est pour
ça que j'ai peint ce torrent en bas. Il me fait penser à
toi : fougueux, tempétueux, impossible à arrêter ou à
dévier de sa course, il emporte tout sur son passage. Il
est fait d'une eau pure, limpide, qui brille comme un
diamant au soleil. Il m'a arraché à mon pré tranquille
pour m'emmener dans ses eaux tumultueuses, sans me
laisser le temps de reprendre mon souffle, me blessant
parfois contre les aspérités de ses rives. Mais toujours il
m'emporte, ce courant trop fort pour moi, et il est vain
de lutter.

— Parfois, les petites choses sont celles qui ont le plus de valeur. On oublie de les regarder. On oublie à quel point elles sont précieuses. C’est justement pour ça qu’on a besoin d’artistes. Pour nous rappeler la beauté du monde.
Jonas ne me répond pas, mais me fixe intensément. Il a parfois ce regard insondable, si parfaitement vert que j’ai l’impression de plonger dans un lac sans fond. Un lac mystérieux et riche de mille nuances, dans lequel je pourrais me noyer. Il s’approche de moi tandis que je contemple l’une de ses toiles en silence. Elle représente un coquelicot. Les taches de rouge envahissent l’espace, comme si elles embrasaient de leur feu le reste du tableau. Il est maintenant tellement proche que je sens la chaleur de son corps pénétrer tous les pores de ma peau. Je n’ose pas bouger, de peur de l’effleurer et de ne plus pouvoir me maîtriser. Mais, au bout de quelques secondes, je ne peux m’empêcher de tourner légèrement la tête vers lui. Son visage est incliné vers le mien, et il regarde ma bouche. Quelques centimètres à peine nous séparent.

Une famille. C'est tout ce que j'ai toujours voulu.
Pour lui, pour mon fils... pour moi. M'entourer de personnes qui font battre mon cœur et qui me poussent à exiger le meilleur de la vie, à poursuivre mes rêves, malgré les doutes et les obstacles. Et malgré tout, même quand la vie devient dure et que le monde se replie sur lui-même, que les problèmes s'accumulent, que l'espoir s'amenuise et les jours raccourcissent, quand il ne reste plus rien d'autre à faire, c'est là, qu'alors... Alors, on s'aime.

Le bonheur est comme un oiseau. Si on le retient, si on le met en cage, et qu’il ne peut plus s’élancer librement, alors est-ce encore un oiseau ? Est-ce encore un oiseau ce qui ne vole plus ? Est-ce encore un oiseau ce qui n’a plus d’ailes pour sentir le vent vibrer dans ses plumes ?

Elle est trop forte. Plus forte que moi. Comme si cette ombre était un double qui se glissait derrière moi et m’enfermait dans une étreinte trop serrée. Et j’étouffe.
Je voudrais voler et j’étouffe.

Parce qu’on peut aimer, être aimé, mais souffrir malgré tout d’un mal insidieux que rien ne répare, pas même la présence de nos proches.