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Citation de MegGomar


Depuis quelque temps, de ses tournées quotidiennes de travailleuse, Vilma
ramenait au Ghetto des informations nouvelles et inouïes, auxquelles les
autres femmes refusaient de croire, y voyant des créations de son
imagination. Et, de fait, l’imagination travaillait toujours, tel un forçat, dans
le cerveau de Vilma ; mais dans la suite, certaines de ses imaginations
devaient se révéler bien en dessous de la vérité.
Vilma prétendait que la personne qui la renseignait ainsi était une nonne
(elle allait travailler, entre autres, dans un couvent...), ou bien une dame qui
écoutait en cachette certaines radios interdites, mais de laquelle on ne devait pas dire le nom. En tout cas, elle garantissait que ses informations étaient sûres ; et tous les jours, elle les répétait à la ronde d’une voix rauque et pressante, comme suppliant. Mais quand elle s’apercevait qu’on ne
l’écoutait pas ou qu’on ne la croyait pas, elle éclatait d’un rire plein
d’angoisse, semblable à une toux nerveuse. La seule peut-être qui l’écoutait
avec un terrible sérieux, c’était Iduzza, parce que, à ses yeux, Vilma,
d’aspect et de manières, ressemblait à une sorte de prophétesse.
Actuellement, dans ses messages aussi obsédants qu’inutiles, Vilma répétait
continuellement et avec insistance qu’il fallait mettre en sécurité au moins
les enfants, affirmant avoir appris en confidence de la bouche de sa
religieuse que dans l’histoire prochaine était marqué un nouveau massacre
pire que celui d’Hérode. À peine occupaient-ils un pays que, première
chose, les Allemands massaient d’un côté tous les Juifs sans exception,
après quoi ils les emmenaient hors des frontières, on ne savait où, « dans la
nuit et le brouillard ». La plupart mouraient en chemin ou s’écroulaient à
bout de forces. Et tous, morts et vivants, étaient jetés l’un sur l’autre dans
d’énormes fosses, que leurs parents ou leurs compagnons étaient forcés de
creuser en leur présence. Les seuls qu’on laissait survivre, étaient les
adultes les plus robustes, condamnés à travailler pour la guerre comme
esclaves. Et les enfants étaient tous massacrés, du premier au dernier, et
jetés dans les fosses communes le long de la route.
Un jour où Vilma tenait ces propos, il y avait là, outre Iduzza, une petite
femme âgée, modestement vêtue mais coiffée d’un chapeau. Et cette
femme, à la différence de la boutiquière, acquiesça avec gravité aux
lamentations démentes et rauques de Vilma. Et même (parlant à voix basse
par peur des espions), elle intervint, affirmant avoir personnellement appris
de la bouche d’un sous-officier de carabiniers, que, d’après la loi des
Allemands, les juifs étaient des poux et devaient tous être exterminés. À la
victoire certaine et maintenant proche de l’Axe, l’Italie aussi allait devenir
un territoire du Reich et être soumise à la même loi définitive. En haut de
Saint-Pierre, à la place de la croix chrétienne, ils allaient mettre la croix
gammée ; et les chrétiens baptisés eux-mêmes, pour ne pas être inscrits sur
la liste noire, devraient prouver que leur sang était aryen JUSQU’À LA
QUATRIÈME GÉNÉRATION !
Et ce n’était pas pour rien, ajouta-t-elle, que toute la jeunesse juive de
bonne famille, qui en avait les moyens, avait émigré d’Europe, les uns en
Amérique et d’autres en Australie, quand il en était encore temps. Mais
maintenant, avec les moyens ou sans les moyens, toutes les frontières
étaient fermées et il n’était plus temps.
« Ceux qui sont dedans y restent. Et ceux qui sont dehors, itou. »
À ces mots, de sa voix hésitante de contumace qui a peur de fournir des
indices, Iduzza se risqua à lui demander ce que signifiait exactement
jusqu’à la quatrième génération. Et la petite femme, avec une
condescendance de mathématicienne, et non sans préciser et insister quand cela lui semblait le cas, expliqua :
« que d’après la loi allemande les sangs se calculaient par têtes, par
fractions et par douzaines. Quatrième génération, ça veut dire : les arrière-
grands-parents. Et pour calculer les têtes, il suffit de compter les arrière-
grands-parents et les grands-parents, qui font au total :
« 8 arrière-grands-parents + 4 grands-parents = 12 têtes
« c’est-à-dire une douzaine.
« Or, dans cette douzaine de têtes, chaque tête, si elle est aryenne, vaut une
fraction aryenne : un point en faveur. Si, par contre, elle est juive, elle vaut
une fraction juive : un point contre. Et dans le calcul final le résultat doit
être comme minimum : deux tiers plus un ! Un tiers de douzaine = 4 ; deux
tiers = 8+1=9. La personne qui comparaît devant la justice doit présenter
comme minimum 9 fractions aryennes. Si elle en a moins, que ce soit même
une demi-fraction, elle est considérée de sang juif. »
Chez elle, quand elle fut seule, Ida se plongea dans un calcul compliqué. En
ce qui la concernait, à la vérité, la solution était simple : de père aryen et de
mère juive pure depuis de lointaines générations, elle ne possédait que six
fractions sur douze : donc résultat négatif. Mais le cas principal pour elle,
c’est-à-dire Nino, était plus compliqué, et elle avait beau faire et refaire le
compte, celui-ci s’embrouillait dans son cerveau. Elle se décida alors à
tracer sur une feuille de papier un arbre généalogique de Nino, où un J
distinguait les grands-parents et les arrière-grands-parents juifs, et un À
ceux qui étaient aryens (un X remplaçait les noms qui pour le moment
échappaient à sa mémoire) .Et cette fois le compte s’avéra pour elle propice.
Nino, fût-ce même de très peu, rentrait dans le bon score : neuf fractions sur douze têtes. Aryen !
Mais ce résultat ne pouvait suffire à la rassurer tout à fait, et cela même pas
en ce qui concernait son fils. Dans l’avenir comme dans le présent, les
termes réels de la loi restaient pour elle trop variables et obscurs. Elle se
rappela, par exemple, avoir entendu en Calabre un émigrant américain dire
que le sang noir l’emporte toujours sur le sang blanc. Il suffit d’une goutte
de sang noir chez un individu pour reconnaître qu’il n’est pas blanc mais un
croisement de nègre.
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