LA DERNIÈRE FARCE - Emmanuel Carpentier
- je pourrais partir à ta recherche, mais ce serait prendre une route ancienne, la croisade, avec l'amour seul
je pourrais braver le monde moderne - il est impossible d'imaginer la disparition de la matière, on peut la dissoudre, elle se perd alors, la perte est la dispersion de l'objet, dans le monde entier, à moins qu'il soit intact quelque part, on ne sait où, la vie après la mort - te chercher alors que je ne sais pas si tu es en vie, y découvrant la mienne, parcourir les continents, connaître un par un les habitants, utiliser tous les réseaux, les épuiser pour prouver qu'ils ne sont rien sans cette finalité, te revoir un jour ou bien mourir en ayant tenté (...)
J'ai maintenant la certitude que tout le monde veut m'empoisonner. Ce sont des liquides versés dans mon verre, dans mon café, le mot d'ordre est passé ; mes amis sont de mèche. Je fois me faire à l'idée d'être amoindri par des drogues absorbées à mon insu. Je ne me fie plus qu'à mes sens, ou à ce qu'il en reste, et je constate que je peux encore avancer, marcher, rentrer chez moi, me lever le matin. Plus personne ne me juge sur mes propos, ils savent que je suis réduit, je suis enfin libre.
Et tout le monde sait, tous sont coupables mais je ne leur en veux plus, de toute façon, tout le monde s'étant ligué contre moi, ça redevient comme avant, à l'époque où personne ne voulait me porter atteinte, c'est juste une question d'équilibre, on me rencontrait et j'étais inconnu, on me croise maintenant et l'on sait, tous savent.
Car à l'école il faut écrire, ne pas occuper ses mains seulement.
Et dès que j'ai commencé à dessiner des lettres, je me suis senti responsable de les mots, j'ai senti qu'on me lirait un jour, et qu'alors je ne pouvais dire n'importe quoi, et que ça devait être cohérent, amusant, et que ça pouvait raconter des vies, et les sauver, en reproduisant d'autres feuilles, en tapant à l'ordinateur, en faire deux puis mille exemplaires.
- les enfants de nos jours sont très heureux, j'espère qu'ils n'y croiront plus, à cette jeunesse qui disparaît, et la tour de verre au loin est un peu perdue dans les hauteurs, je regarde alors ce qu'il y a devant elle, des petits immeubles, quelques arbres, et puis plus rien d'autre, une sorte de paysage magnifique, puisqu'on a perdu le ciel aussi, maintenant qu'on prend l'avion (...)
Jamais la feuille de papier sur laquelle il écrit ne le regardera, ne lira ses mots, jamais cette matière ne verra qu'il parle justement à la matière.
(...)
La feuille a un recto, un verso, et ils ne peuvent pas communiquer, s'épier, le papier est à play, jamais une face ne rencontrera l'autre et ne saura ce que Pier a inscrit sur l'envers de la feuille.
L'action d’Arno a été de pénétrer Ermine, à peine saisie dans un coin de rue, matière brute, chair sans odeur, sans texture. Une femme vide, sans âme ni esprit, un corps simplement, une sorte de poupée, ramassée, non pas avec les mains, mais directement par le sexe, Arno ne l’a pas même effleurée de la paume de sa main.
Je suis en ce moment-même avec un homme, et je lui réponds, il vient de me demander à quoi je pense - tu nages dans l'eau des îles, descendu de la montagne verte, après avoir parcouru un continent, tu es nu, ton visage amer contemple le lever du jour, la rondeur de la terre, tu souris aux pierres dans les rochers (...)
Puis, un jour, à force de lire, il découvre l’existence d’un poète de l’être et des choses, confondus, séparés, étirés, débordant l’un sur l'autre, se dévorant, glissant, baisant. Il s’est tout de suite fait interner.
Puis un jour, à force de livre, il découvre l'existence d'un poète de l'être et des choses, confondus, séparés, étirés, débordant l'un sur l'autre, se dévorant, glissant, baisant. Il s'est tout de suite fait internet.
Et puis il y a eu la formation d'une première lettre, après que toutes ces étoiles et ces visages de profil ont rempli une feuille, et que j'ai voulu sauver, par des paroles, ces petits hommes sous les étoiles.