Connaître une épée, c’est faire l’expérience de sa morsure.
Étendue d'ouest en est comme un monstre assoupi, la pierre noire des monts Ténébreux barrait la route des voyageurs. Soit on tentait le passage par les cols, soit on les contournait par l'est au plus près de l'océan. Un cavalier comme Alec Deraan se permettait de les franchir effrontément par le ciel.
Arkan atteignit les contreforts le lendemain de son départ de la rivière. Les cimes étaient blanches mais le printemps avait gommé la neige sur les trois-quarts des flancs. Le dégel libérait des ruisseaux qui cascadaient ici et là. Des bouquetins s'y abreuvaient avant de s'enfuir avec une grâce aérienne à l'approche du géant.
Quelque part résidait le Jardinier des Cimes. Armé d'une faux et d'un fléau de lames, son domaine était une forêt d'ossements, son engrais, la douleur. En cette journée ensoleillée, rien ne semblait donner corps à cette légende.
- Bon, j’espère que ça n’est pas infecté. Il faudrait ouvrir pour s’en rendre compte.
- Tu es sérieux ?
- Toujours.
- Tu n’es pas médecin. Et encore moins dragon.
- Pendant la guerre, j’ai connu quatre médecins. Le premier a tenu à rester avec les blessés dans un abri adossé au mur d’enceinte. Un projectile s’est abattu sur l’abri et tous ont péri écrasé. Le deuxième est mort l’épée au poing sans avoir eu le temps d’officier. Le troisième s’est involontairement crevé l’œil avec un scalpel. Tu as raison, il ne faut avoir aucune confiance en ces hommes.
- Tu n’as pas parlé du quatrième.
- Non ? Celui-là, je l’ai tué parce qu’il voulait m’amputer la jambe contre mon gré. Oublie les médecins.
Ce qui est accompli promptement l’est doublement.
Nous sommes tous plus complexes qu’on veut l’accepter.
Le monde est dur mais il est grand et l’injustice se dilue dans l’immensité.
J’ai appris que regarder le passé agrandit les plaies. C’est comme passer le doigt dans le trou qu’a laissé une dague : on ravive la douleur et on infecte la blessure.
- Jalouse d'une humaine ? Vous autres passez votre temps en querelles minables. Et les femmes sont encore bien pires. Elles vivent à la botte des hommes, incapable de se prendre en charge.
- Et la reine ?
- Elle n'a obtenu son trône que grâce à son père, non ? Qui peut affirmer qu'elle l'a mérité ?
- Je n'affirme rien. Elle a hérité de la couronne, en effet.
- Je ne suis pas certaine qu'elle connaisse le sens du mot «effort ».
- Tu parles comme un serf qui a récolté trop d'impôts et pas assez de blé.
- Je suis une femme libre. Bien plus libre que tu ne le seras jamais. Éline de Baragan n'a qu'un pouvoir séculier.
Elle ressemble à une promesse, une belle promesse. Il espéra qu'il saurait ne pas la gâcher : son cauchemar récurrent racontait le genre d'histoire qu'il fallait, sinon oublier, du moins dissimuler.
La douleur est utile quand elle éloigne la main du feu. Mais il y a plein d’occasions où elle se contente de vous faire perdre la raison et la capacité de jugement.