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Citation de martineden74


Que l'humanité soit faite de plus de morts que de vivants, cest une vérité d'évidence. Mais les morts ont leur hiérarchie, leur protocole et leurs habitudes. Ils ne se présentent pas tous à nous de la même façon. Il en est de deux espèces, dans la vie de chacun comme dans l'espace urbain : les volumineux et les laminés. Les en-relief et les à-plat. Première et deuxième classe. De là vient une lutte des classes inaperçue dans l'art d'évoquer les absents.
Les glorieux le prennent de haut avec le "minoto popolo" des survivants : ils nous lorgnent debout sur un socle ou à cheval. lIs sérigent en trois dimensions, pierre, bronze ou plâtre. Ils se détachent en souveraineté et se découpent à contre-jour. Ces importants nous obligent à lever la tête sur leur statue, leur buste, leur niche - en haut des marches, sur les frises, au centre de la place et du parc. Là trainent les Élus du roman national, les élyséens de Paris.
Et puis, il y a les autres, tous les autres. Ceux qu'on a jadis couchés côte à cte dans leur linceul de chaux, ceux qu'on a entassés par charretées entières dans la fosse commune, ou empilés en paquets sous un mur. Les frangins de la Commune, par exemple. L'ironie de I'Histoire affecte aussi les postures posthumes : ce sont en général ceux Les qui meurent debout - fauchés en rang ou en tas - qui se retrouvent couchés à l'horizontale, ceux qui meurent dans leur lit nous reviennent droits comme des i, en majesté. Les anonymes abattus avant l'heure se fondent aussitôt dans la glaise, sous le bitume ou le pavé, et n'en ressortent plus. lls nous portent, nous, nos rêves et nos projets, mais nous les foulons sans un regard. Nous les piétinons allègrement, nos souterrains d'os et de chair sans nom.

Ernest Pignon est un artiste de l'exhumation assez singulier : il n'en rajoute pas une couche dans le culte en ronde-bosse des mémorables. il soccupe des aplatis. Ces fantômes, il les extrait, les exsude des murs et des trottoirs. Il recueille cette sueur de mémoire clandestine et nous la met sous le nez, nous obligeant du coup à regarder vers le bas, au ras du trottoir, niveau caniveau. Aux exhaussés un peu exhibitionnistes que sont nos grands hommes en effigie, il oppose les ombres fragiles des enterrés. A la pompe des symboles, le requiem par les traces. Aux illustres d'en haut, le lustre de la statuaire et de la «grande peinture» Aux revenants des enfers, la sérigraphie et le papier journal, pour des liturgies modestes et dérangeantes.

Idée lumineuse que de tapisser les escaliers du métro Charonne, où périrent neuf manitestantS en 1962, avec les ombres des communards tombés en 1871. Cest la mise en cordée des sans-grade à travers l’Histoire, sacrifiés pour une idée et faisant la chaîne dun siècle à l'autre. Ces morts-là ont du ressort. IIs nous aident à monter les marches. Venant des contrebas, ils tirent les vivants vers le haut.
Si je navais à choisir quune allégorie en noir et blanc pour illustrer ce que nos princes analphabètes appellent «l'identité de la France», c'est-à-dire son histoire, je ne prendrais pas la tour Eiffel ni l'Arc de triomphe, mais une photo prise en 1971, qui vaudrait carte postale mais que les touristes nont guère l'occasion d'apercevoir. Le Sacré-Coeur en contre-plongée, vu du bas du grand escalier de Montmartre, recouvert de tous ces cadavres montants, silhouettes grises et blanches de miséreux sur lesquelles force nous serait de passer si l'on voulait accéder au point le plus élevé de Paris. Lordre moral en haut, mastodonte romano-byzantin, avec coupole et campanile, peccamineuse expiation. La Semaine sanglante en bas, avec ses fantômes en vrac, remontant des ténebres, affleurant le granit. Comme un murmure d'ombres plates au pied d'un alexandrin de pierre, une mémoire tactile, persistante comme un remords, en contrebas dun monument aussi lourdingue que vaniteux.
Il faut peut-être les deux classes de morts pour faire un pays et la mémoire d'un peuple. On les places rarement côte à côte. Napoléon est seul sous la coupole des Invalides. Imagine-t-on cent mille ombres de ses jeunes victimes autour de son tombeau ? Le marbre en serait profané. Loué soit Ernest Pignon-Ernest d'oser juxtaposer le profane et le sacré, le vivace anonyme et le funèbre illustre.

Régis Debray - Lutte des classes
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