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EAN : 9782851072535
236 pages
Delpire (06/07/2010)
3.67/5   9 notes
Résumé :
Depuis plus de trente ans, Ernest Pignon-Ernest (né à Nice en 1942) investit les villes (de Naples à Ramallah, de Montauban à Soweto) en apposant ses images sur leurs murs. Loin des musées, ses oeuvres (images peintes, dessinées, sérigraphiées sur papier, multipliées à des dizaines d'exemplaires, éphémères, collées dans des lieux très précisément choisis) se fondent dans l'architecture et, en métamorphosant l'espace public en espace plastique, sont autant d'offrande... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (3) Ajouter une critique
Avignon a accueilli l'exposition « Ecce homo » de l'artiste Ernest PIGNON-ERNEST de juin 2019 à février 2020. J'ai eu la chance de la voir et de lire après coup, cet ouvrage magnifique.
Un recueil écrit par plusieurs mains, des écrivains, des poètes, des personnes engagés politiquement, des avocats, des amis de l'artiste qui l'admirent et ont été à ses côté pour certains lors de ses croisades nocturnes pour coller ses affiches. J'ai cherché à la fin du livre la liste des auteurs mais la table des matières ne mentionne que les oeuvres de PIGNON-ERNEST car c'est davantage de cela qu'il s'agit. Puis surprise, ma fâcheuse habitude de ne pas lire la 4ème de couverture, qui ici en plus est double, contient tous les auteurs par ordre alphabétique.

Depuis les années soixante, Ernest Pignon-Ernest investit les villes – de Paris à Naples, d'Alger à Ramallah, de Santiago à Soweto – en apposant ses images sur leurs murs. Loin des musées, les oeuvres de ce pionnier du street art se fondent dans l'architecture et métamorphosent l'espace public.

Qu'elles traitent de réalités sociales, de politique, de poésie ou de mythes, c'est toujours par le lieu où elles sont installées qu'elles prennent tout leur sens.

« Je ne fais pas des oeuvres en situation, j'essaie de faire oeuvre des situations. »
Ernest PIGNON-ERNEST

Ce livre propose une large sélection de ces oeuvres éphémères, en les accompagnant de textes d'une cinquantaine d'auteurs qui, dans des formes diverses (poèmes, récits ou même essais), reviennent sur leur rencontre avec l'artiste et l'une de ses oeuvres.

(images, citations & photos de l'exposition sur mon blog)

Gisèle HALIMI a écrit un chapitre troublant, « Malheur de femme« , sur l'avortement, droit des femmes à disposer de leur corps durement acquis pour lequel elle s'est battue en tant qu'avocate et a été durement malmenée pour ce faire.

« Marie-Claire se réveille brutalement. l'angoisse l'étouffe. Elle rejette son drap. Un liquide poisseux l'inonde, un sang noir s'écoule [….] Elle s'affole. Elle appelle.[…]glisse du lit. Elle sanglote. Elle va mourir. La sonde l'a sans doute déchirée. Elle se couche sur le sol. Elle n'ose plus bouger. Elle s'efforce de crier plus fort. […] Sa fille est là, allongée, couverte de sang. Son visage gris, son corps immobile lui font craindre le pire. […] Pas de téléphone. Personne à son secours. Un taxi? Mais où? Mais combien? […] « Tu n'as pas honte, à ton âge? » Voix mauvaise du médecin des urgences. […]Tu vas voir. » Douleur atroce. Va-t-elle mourir? Devant le tribunal correctionnel de Bobigny, j'ai dit au juge[…] que je me sentais, « toutes causes confondues, avocate et femme. femme et avocate car je suis une femme qui a avorté. » […] le président à l'avorteuse: » le spéculum, l'avez-vous mis dans la bouche de Marie-Claire? » J'ai bondi: « Regardez-nous et regardez-vous. Quatre hommes pour juger quatre femmes. Quatre hommes pour décrire nos utérus, peser nos espoirs, décider de nos libertés! » […] le conseil de l'ordre sanctionna. C'était en 1972″

Gisèle HALIMI, « Malheur de femme » p.39

Son texte rappelle le passé, le droit à l'IVG durement gagné par toutes ces femmes condamnées, beaucoup mortes des séquelles d'avortement fait en cachette, dans des conditions effroyables. Cette loi de 1975, qui est pourtant menacée aujourd'hui car cette liberté devient abstraite pour beaucoup (centres d'IVG qui ferment, médecins assassinés en Italie qui pratiquent l'avortement, etc.) alors comme elle le dit si bien « le combat continue ».

Ernest PIGNON-ERNEST c'est aussi et avant tout ça, un homme engagé qui se bat pour la liberté quelle qu'elle soit.

J'ai retrouvé aussi parme les auteurs avec plaisir Daniel PENNACLa fée carabine« , « Au bonheur des ogres »…lectures de mon adolescence) comme fervent admirateur de l'artiste et colleur d'affiches dont le chapitre m'a fait sourire, fidèle à lui-même dans son style littéraire. Fred VARGAS, l'auteur de romans policiers (« Debout les morts« , « Un lieu incertain », « Pars vite et reviens tard », « Ceux qui vont mourir te saluent »…), a aussi écrit son chapitre. Elle affirmait être à cours d'inspiration mais elle a assuré comme toujours. Erik ORSENNA, aussi, a offert un délicieux chapitre sur les cabines téléphoniques comme vestiges d'une autre époque et le travail magnifique qu'a fait PIGNON-ERNEST autour et à l'intérieur de ces cabines. Photographies toujours magnifiques de notre « appeleur de fantôme » comme le nomme si joliment Orsenna.

« Compagnes de nos angoisses, quand nous venions y appeler à l'aide. Complices de nos amours interdites quand nous ne pouvions appeler du domicile conjugal. Cabines téléphoniques , que le portable a tuées. »
Erik ORSENNA, »Fragiles »

Un recueil magnifique à découvrir donc pour les amoureux de la langue française mais aussi et surtout pour les amateurs d'Art, de Street Art précisément et pour ceux qui aiment les hommes engagés comme Ernest PIGNON-ERNEST, qui dénonce les injustices, le racisme, l'homophobie, la bombe atomique, la pauvreté, la guerre et tellement d'autres choses. Un artiste, qui interroge les passants autant qu'il s'interroge et fait vivre les lieux qu'il habille de ses affiches, vivantes et troublantes, offrant un autre regard aux habitants des villes, qu'il parcourt.


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Je considère ,personnellement , Ernest Pignon-Ernest pour l'un des artistes majeurs de notre époque et ce n'est pas ce livre qui me fera changer d'avis. Les reproductions de 28 de ses oeuvres, de 1971 à 2015 sont accompagnées de textes d'une grande quantité d'amis ou admirateurs , tous d'une grande qualité (j'ai un faible pour celui de Bobin ) . Malgré tout ce sont les images qui me fascinent : E.P.E. travaille en équipe avec le cadre (les murs, la rue , la ville) et le temps qui passe pour réaliser ses productions . Cet aspect collectif de son travail n'a rien pour surprendre chez un artiste qui s'est fait une règle de rendre une présence , aux exclus, oubliés , invisibles que nos sociétés fabriquent .Magnifique ouvrage.
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Ce livre présente de nombreuses interventions d'Ernest Pignon-Ernest, c'est-à-dire de ses sérigraphies collées sur des murs publics, depuis les années 1970 jusqu'en 2009. Une oeuvre par nature éphémère dont ces photos laissent voir la force, aussi poétique qu'éminemment politique.
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Citations et extraits (15) Voir plus Ajouter une citation
Que l'humanité soit faite de plus de morts que de vivants, cest une vérité d'évidence. Mais les morts ont leur hiérarchie, leur protocole et leurs habitudes. Ils ne se présentent pas tous à nous de la même façon. Il en est de deux espèces, dans la vie de chacun comme dans l'espace urbain : les volumineux et les laminés. Les en-relief et les à-plat. Première et deuxième classe. De là vient une lutte des classes inaperçue dans l'art d'évoquer les absents.
Les glorieux le prennent de haut avec le "minoto popolo" des survivants : ils nous lorgnent debout sur un socle ou à cheval. lIs sérigent en trois dimensions, pierre, bronze ou plâtre. Ils se détachent en souveraineté et se découpent à contre-jour. Ces importants nous obligent à lever la tête sur leur statue, leur buste, leur niche - en haut des marches, sur les frises, au centre de la place et du parc. Là trainent les Élus du roman national, les élyséens de Paris.
Et puis, il y a les autres, tous les autres. Ceux qu'on a jadis couchés côte à cte dans leur linceul de chaux, ceux qu'on a entassés par charretées entières dans la fosse commune, ou empilés en paquets sous un mur. Les frangins de la Commune, par exemple. L'ironie de I'Histoire affecte aussi les postures posthumes : ce sont en général ceux Les qui meurent debout - fauchés en rang ou en tas - qui se retrouvent couchés à l'horizontale, ceux qui meurent dans leur lit nous reviennent droits comme des i, en majesté. Les anonymes abattus avant l'heure se fondent aussitôt dans la glaise, sous le bitume ou le pavé, et n'en ressortent plus. lls nous portent, nous, nos rêves et nos projets, mais nous les foulons sans un regard. Nous les piétinons allègrement, nos souterrains d'os et de chair sans nom.

Ernest Pignon est un artiste de l'exhumation assez singulier : il n'en rajoute pas une couche dans le culte en ronde-bosse des mémorables. il soccupe des aplatis. Ces fantômes, il les extrait, les exsude des murs et des trottoirs. Il recueille cette sueur de mémoire clandestine et nous la met sous le nez, nous obligeant du coup à regarder vers le bas, au ras du trottoir, niveau caniveau. Aux exhaussés un peu exhibitionnistes que sont nos grands hommes en effigie, il oppose les ombres fragiles des enterrés. A la pompe des symboles, le requiem par les traces. Aux illustres d'en haut, le lustre de la statuaire et de la «grande peinture» Aux revenants des enfers, la sérigraphie et le papier journal, pour des liturgies modestes et dérangeantes.

Idée lumineuse que de tapisser les escaliers du métro Charonne, où périrent neuf manitestantS en 1962, avec les ombres des communards tombés en 1871. Cest la mise en cordée des sans-grade à travers l’Histoire, sacrifiés pour une idée et faisant la chaîne dun siècle à l'autre. Ces morts-là ont du ressort. IIs nous aident à monter les marches. Venant des contrebas, ils tirent les vivants vers le haut.
Si je navais à choisir quune allégorie en noir et blanc pour illustrer ce que nos princes analphabètes appellent «l'identité de la France», c'est-à-dire son histoire, je ne prendrais pas la tour Eiffel ni l'Arc de triomphe, mais une photo prise en 1971, qui vaudrait carte postale mais que les touristes nont guère l'occasion d'apercevoir. Le Sacré-Coeur en contre-plongée, vu du bas du grand escalier de Montmartre, recouvert de tous ces cadavres montants, silhouettes grises et blanches de miséreux sur lesquelles force nous serait de passer si l'on voulait accéder au point le plus élevé de Paris. Lordre moral en haut, mastodonte romano-byzantin, avec coupole et campanile, peccamineuse expiation. La Semaine sanglante en bas, avec ses fantômes en vrac, remontant des ténebres, affleurant le granit. Comme un murmure d'ombres plates au pied d'un alexandrin de pierre, une mémoire tactile, persistante comme un remords, en contrebas dun monument aussi lourdingue que vaniteux.
Il faut peut-être les deux classes de morts pour faire un pays et la mémoire d'un peuple. On les places rarement côte à côte. Napoléon est seul sous la coupole des Invalides. Imagine-t-on cent mille ombres de ses jeunes victimes autour de son tombeau ? Le marbre en serait profané. Loué soit Ernest Pignon-Ernest d'oser juxtaposer le profane et le sacré, le vivace anonyme et le funèbre illustre.

Régis Debray - Lutte des classes
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C'était en mars 1975. Au tout début du mois, le 4 ou le 5, peut-être. L'image est apparue au petit matin dans les rues d'Avignon, placée au ras du sol. Un soupirail par lequel on pouvait voir des travailleurs immigrés sur des lits côte à côte. Corps couchés, on sentait la fatigue. Et ce visage quel regard ! - qui happait le passant. Effet de réalité ardente. Trop pressé peut-être, on allait l'oublier quand on la retrouvait au détour d'une rue. Mêmes corps couchés, I'homme et son regard, imposant son énigme au bas d'une demeure comme il y en a en Avignon, ces belles maisons de notables. Étrange image à vrai dire, qui vous interpellait autant par sa beauté puissante, presque sauvage, que par cet efet de trompe-l'œil que le noir et blanc du papier démentait dans le même temps. C'était quoi ? Qui avait fait ça ? Pourquoi ?
Et puis la revoilà encore, à peine visible entre deux voitures, vision subreptice, lançant à nouveau un signal. Il y avait dans le contraste entre la fragilitéé extrême du support et l'extraordinaire beauté du dessin, entre ce mince papier collé au mur, appelé bientôt à disparaître avec la pluie et le vent, et le dialogue actif avec les lieux autour, quelque chose de si violemment poétique quon éprouvait, en même temps qu'un choc, de la reconnaissance pour l'auteur de cet acte profondément théâtral. Quelqu'un - oui - avait lancé un message sans même laisser son nom. Quelqu'un avait fait ça - oui - pour crier, alerter. Cétait comme une chose montrée soudain pour dévoiler une vérité cachée. Multipliée par centaines, l'image avait été dispersée dans la nuit, collée dans des lieux soigneusement choisis: autant douvertures creusées dans la réalité. Vision intense, qui clamait l'ordre social masqué, la hiérarchie. Sous les belles maisons bourgeoises d 'Avignon, il y avait des caves où dormaient des hommes venus de pays étrangers. Un fulgurant poème qui mettait le coeur et la tête en mouvement. Sorte de « scribe public » à l'écoute de « l'inconscient collectif » comme il aimait à le dire, Ernest Pignon-Ernest entendait mener ce travail directement avec ceux qui, chaque jour, vivaient les « réalités enfouies » qu'il voulait rendre perceptibles: « Une image comme un révélateur d'une chose qui existe mais qu'on ne voit pas. »
L'image poétique et politique des Immigrés d'Avignon est une des réponses- et parmi les plus belles - apportées à la question qui divisait les mouvements révolutionnaires de l'après-Mai 68 : l'art pour qui, par qui, au service de qui ? Plus que d'autres, Pignon-Ernest s'est interrogé sur la place de l'artiste dans la société, sans jamais chercher à codifier sa démarche pour autant. Quand les maoistes parlaient de retourner «aux masses» pour y puiser le sujet de leur œuvre et renverser la barrière qui sépare l'artiste du « prolétariat », lui, Pignon-Ernest, y était déjà, par goút, par besoin. Non seulement il ne concevait pas l'art coupé des réalités sociales, mais cela l'avait amené à repenser totalement la pratique de la peinture, loin du tableau, loin des galeries. Il n'avait rien contre les tableaux, rien contre les galeries, il ne prônait pas lart dans la rue, il était - il EST - ailleurs. Il utilise la rue pour son potentiel poétique. La rue est un élément parmi d'autres où «inscrire» son dessin, message ouvert qui n'impose pas mais suggère.

Catherine Humblot - Creuser dans la réalité
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Pour une fois, la cause et l'effet sont sur le même dessin. La flèche et le tympan. Nous sommes à Grenoble mais l'image ne nous le dit pas. Elle ne nous dit pas non plus qu'il sagit d'une sorte de commande sociale, d'un souci collectif. Le corps ouvrier est en butte aux « maladies professionnelles », aux « accidents du travail ». A l'usure, à la blessure, à la mort. C'est ce que l'on sait, c'est surtout ce que l'on oublie. Ne faut il pas que cette image-là soit affichée sur l'un ou l'autre de nos murs mentaux pour en décaper le crépi ou le vernis, ne faut-il pas que le trait de crayon rafraîchisse notre mémoire comme on ouvre une plaie ? La question n'a dautre réponse que la question.
(...)
C'est donc à Grenoble que cest affiché mais ça pourrait être partout. Partout, la fèche du son vrille le tympan. La flèche du sens, partout, épingle l'âme. Partout, la tête éclate de coups, le corps se tord sous le choc. Partout où ça ne se voit pas, c'est là. Ernest Pignon-Ernest œuvre ici à rendre visible ce qui ne se voit pas alors que ça se passe partout. Éclaterait-il, le tympan ne se voit pas. Qu'est-il d'autre, pourtant, qu'une feuille de papier déchirée par un coup de vent ? C'est exactement ce que dessine Ernest Pignon-Ernest : la déchirure est dessinée mais en même temps le papier est déchiré. Ceci nest pas une métaphore : il y a un trou dans le réel du papier. Le tympan est une peau, une membrane. Dessinée, la fèche est perçante. Sans doute déchire-t-elle cette peau fragile qu est le papier mieux que ne le ferait une flèche réelle d'une peau non moins réelle. Comme la peau est ici de papier, l'écorchure devient froissement : la ligne du corps, déjà, est brisée avant mème que papier, brisure du papier. Plus fragile que la peau, le papier collé par Ernest Pignon-Ernest est froissable, il est froissé, il nous vient avec ses lézardes, ses plis, ses frottis. La vie part en zigzag, la frappe de la mort. (...)
Nous sommes à Grenoble, des ouvriers sont malades, sont blesses. Accidents du travail. Le travail n'est pas un accident. Destin et dessin. Le dessin n'est pas le remède. L'exploitation n'est pas le destin. Le dessin nous fait sortir du contingent. Il écarte l'anecdote. Quelques fragments de nécessité viennent se briser sur le mur des villes laborieuses. La flèche semble n'avoir pas encore atteint sa cible, le tympan, la tête, le cou de l'homme, et pourtant il bascule en arrière. Ou bien elle l'a atteint, déjà depuis toujours. Ou bien elle ne l'a pas encore atteint, elle en est séparée quelques millimètres de crayon, de papier. Elle a percé et n'a pas percé. Les événements ici sont au passé ou au futur, ils ne sont pas au présent. Le dessin détient ce privilège de figer un instant du temps dont on ne peut pas vraiment savoir s'il est « avant », s'il est « après ». Avant quoi, après quoi ? lci, la mort est attendue, elle est en instance, figurale et non figurée. II y a un intervalle. Il y aura toujours un intervalle entre la flèche et la cible. La moitié d'un intervalle, la moitié d'une moitié, etc. En laissant le trait en suspens sur la page, le dessin a le pouvoir de figurer directement 'invisible. Là où le trait nest pas allé ; ou, s'il y est allé, là où il n'est plus visible. D'un mot, le travail d' Ernest Pignon-Ernest fait du dessin un art du temps.

Jean-Louis Comolli - La flèche et le temps
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Quel crédit accorder à un artiste (un écrivain aussi bien) qui ne toucherait à aucun moment de son art au cœur même de l'humain ? Qui ne serait cet archer qui annonce à sa façon, en poète qu'il est : « Et d'un oeil avisé nous mirons droit dans la rime.» Bonheur de l'anagramme : rime, mire (rima). Le cœur de l'humain ? Métaphore du romantisme à travers les siècles, pour reprendre le titre d'un livre de Philippe Muray qui désigne en vérité, comme nous le signifie un poème du XVIII siècle, le sexe, plus précisément le sexe de la femme. Le tireur à l'arc, chasseur de fauves : « Et nous mettons droit les yeux dans la fente/Et nous ne tirons jamais de coups décochés en vain. S'il est un artiste, poète et chasseur qui sait mettre droit les yeux dans la fente du réel, de tout le réel, c'est-à-dire dans le lieu où le réel s'ouvre pour délivrer son sens; s'il est un dessinateur qui ne tire jamais un trait décoché en vain, c'est bien Ernest Pignon-Ernest.
Archée : principe de vie, feu central de la terre. Viser le feu de la femme, c’est viser dans le même temps et plus fondamentalement le feu de la terre, le principe même de la vie. Titre du tableau de Courbet : L'Origine du monde. Le Vésuve sait faire jaillir sa rougeoyante semence sur Naples et la côte amalfitaine.
Zelda, épouse de Francis Scott Fitzgerald, dans une rue de Paris, brise la vitre d'une borne d'appel aux pompiers: « Vite, vite, venez Vite, jai le feu au cul ! »
Naples n'est pas choisi au hasard par Ernest Pignon-Ernest. Présence de Virgile, bien sûr, près de la tombe duquel, en manière d'hommage, il colle son dessin. C'est aussi la ville où Vivant Denon situe sa Belle Napolitaine vue de dos. Vue de dos mais, robe relevée, exhibant son magnifique cul, et la tête tournée, regard aguicheur, vers les mâles suiveurs, vers nous aujourd'hui, les voyeurs du dessin, vers ceux de demain, pour s'assurer auprès de nous, auprès d'eux, d'un effet maximum. Qui m'aime me suive ! Qui me suit me baise ! Force du dessin d'Ernest : il indique que le siècle libertin de Vivant Denon est loin, que le XIX° est passé par là. La femme, de face, exhibe son sexe mais détourne la tête, se cache les yeux. La culpabilité a fait son ouvrage, du coup, son sexe est d'autant plus en feu. Double effet d'obscénité, laquelle, selon Bataille, rend la beauté du sexe encore plus fascinante : la Napolitaine n'est pas nue et elle est velue. Pas nue. Bataille encore: « Je pense comme une fille enlève sa robe. » Ernest dessine comme une fille soulève sa robe. Le dévoilement est autrement plus érotique, plus scandaleux, que le déjà dévoilé. Velue. Présence taboue de l'animalité chez la femme. Breton n'est pas Bataille, on le savait. « C'est une honte, déclarait l'auteur de L'Amour fou (retour à grands pas du XIX siècle dans la poésie du XX), qu'il y ait encore des sexes non rasés. » Merci à Virgile, merci à Pignon-Ernest, d'avoir, chacun en leur temps, fouillé, tisonné les cendres de la honte pour ranimer les laves ardentes du sexe et de l'amour.

— Jacques Henric - Femme avec le feu entre les jambes
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Les moineaux ont quitté Paris parce que dans la ville enrichie, sans cesse ravalée, il n'y avait plus de trous où nicher dans les creux des enduits, plus de pierres descellées, de souches de cheminées, plus de fissures. Le moineau parisien s'identifiait avec l'idée d'une capitale printanière et insouciante. Et avec celle de peuple. Tout particulièrement avec la figure du gamin. Déjà dans Les Misérables : Paris a un enfant et la forêt un oiseau; l'oiseau s'appelle le moineau l'enfant s'appelle le gamin. » Hugo se trompe, le moineau, ce passereau justement appelé Passer domesticus, n'est pas un habitant des forêts mais peu importe. Ensuite dans la chanson de Pellegrin (1924) : « J'suis I'moineau, j'suis l'titi/J'suis l'gamin d'Paris. » Puis chez les photographes humanistes : Doisneau, lui-même tête de piaf.
Les moineaux sont partis, en même temps que ce que l'on appelait donc le peuple de Paris. Les uns et les autres ont migré au cours du dernier demi-siècle, comme ils ont quitté Londres et quantité de villes, souvent pour se réfugier en banlieue. Ils ont, dans leur déplacement, abandonné les quartiers riches d'abord, ceux de l'ouest. comme s'ils fuyaient la hausse des loyers. Les moineaux ont quitté la ville quand tant d'autres l'évacuaient. Comme « nos frères gitans de Saint-Ouen », partis « sans crier gare » dans la chanson de Caussimon et Ferré. Et comme les hirondelles, « à tire d'aile et sans retour/Paris n'en avait plus besoin ». On connaît cette ritournelle. lI y a longtemps qu'est apparu, dans la conscience de l'Occident, ce paysage du mur mis à nu, porteur de fragments de décors délavés, de traces de vies humaines, qui nous bouleverse encore. Pas tant celui de la ruine, qui tient de l'antique et qui nous parle de l'Histoire, du destin des civilisations, mais celui du simple mur, le mur du fond, le mur-de-refend lorsque, suite à la destruction d un immeuble, il expose T'intimité des anciens occupants en même temps que l'anatomie du batiment, dans une sorte de dissection macabre. On imagine quelle longue période, quelle conjonction de facteurs il fallut pour que, vers le milieu du XIXe siècle cela devienne un thème de l'esthétique.
(...)
C'est dans cette atmosphère que sont apparus il y a plus de quarante ans certains travaux anciens d'Ernest Pignon-Ernest. Ce couple de 1979, par exemple, ces deux figures debout, un homme, une femme, avec valise et matelas roulé sous le bras. Cela se passait à Montparnasse, ou bien autour de l'avenue d'Italie, des fronts de l'urbanisme de ces années-là. Sur une photographie de l'époque, on perçoit le chantier de l'hôtel Sheraton. Sur une autre, sous les affiches lacérées, un slogan à la bombe : « Halte à la rénovation». Ernest a depuis collé ses protestations sur tant de murs, les bossages baroques de Naples, les parois de brique, de parpaing, de plâtre éclaté, d'enduit de ciment, de peinture écaillée, les murs crépis et décrépis, les murs fanés, les ocres d'Italie, ou bien les soubassements de meulière, au ras du trottoir, du caniveau, les surfaces de tôle ondulée, rouillée, de Brest. En tel nombre qu'on a pu en oublier les diverses circonstances. Et puis les territoires de l'exil se sont à nouveau déplacés. Vers l'est encore, alors que la municipalité avait fait un mot d'ordre de la « conquête de l'Est ». Les grateurs, les tagueurs, les fresquistes des années 1980 eurent affaire à Belleville, à Ménilmontant : ils y trouvèrent les mèmes moellons, les mêmes restes de papier peint, de carrelage de cuisine et de salle de bains, les mêmes boisseaux de cheminées en terre cuite ruisselants de goudron. Et leurs travaux sont devenus comme une sorte de chiendent, de végétation spontanée des lieux à l'abandon. Les figures inspirées des Shadoks, l'homme blanc, les pochoirs, les silhouettes à chapeau et manteau noir, les hippopotames et parapluies ouverts se sont mêlés aux arbres à papillons et aux ailantes, ces vieux compagnons des ruines.
Peut-être sera-ce bientôt la fin d'un genre. Il n'y a plus guère de ruines aujourd hui. Intra-muros, du moins. Plus de terrains vagues, plus d'interstices où loger moineaux, classes pauvres et sans-logis. Moins d'hospitalité. Voilà ce que nous dit le chant du mur, du mur-pignon, du mur-de-refend, du mur sans défense.

François Chaslin - Ernest, les pignons de l'exil
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Vidéo de Ernest Pignon-Ernest
Depuis plus de cinquante ans, Ernest Pignon-Ernest installe ses dessins dans les rues des villes du monde. Il offre ainsi aux « regardeurs » ses oeuvres qui semblent échappées des murs pour s'imposer peu à peu dans nos esprits, comme des icônes, des traces essentielles, empreintes des époques et des lieux qu'elles traversent. Il en est ainsi de Pasolini, Rimbaud et de bien d'autres figures de poètes, mais aussi de ses interventions dans des contextes difficiles qui, à Haïti, Soweto, Alger ou à Calais par exemple, sont devenues les emblèmes partagés des luttes ou des souffrances. Cet artiste déjà fameux, alerté par l'état du monde, soulevé par sa passion pour l'art et la poésie, considéré parfois comme un pionnier de l'art urbain, est un créateur exigeant. Ce livre, tout comme l'exposition au Fonds Hélène et Edouard Leclerc de Landerneau, dont il est issu, rend compte de l'ensemble de sa démarche et rassemble plus de trois cents oeuvres.
Au cours de cette rencontre, Ernest Pignon-Ernest évoque la naissance de sa vocation, décrit sa démarche artistique et ses multiples combats.
Pour retrouver son livre, c'est ici : https://www.librairiedialogues.fr/livre/20461747-ernest-pignon-ernest-jean-de-loisy-michel-edouard-leclerc-ernest-p--fonds-leclerc
Et pour nous suivre, c'est là : INSTA : https://www.instagram.com/librairie.dialogues FACEBOOK : https://www.facebook.com/librairie.dialogues TWITTER : https://twitter.com/Dialogues LINKEDIN : https://www.linkedin.com/company/dialogues-brest
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