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Citation de martineden74


Pour une fois, la cause et l'effet sont sur le même dessin. La flèche et le tympan. Nous sommes à Grenoble mais l'image ne nous le dit pas. Elle ne nous dit pas non plus qu'il sagit d'une sorte de commande sociale, d'un souci collectif. Le corps ouvrier est en butte aux « maladies professionnelles », aux « accidents du travail ». A l'usure, à la blessure, à la mort. C'est ce que l'on sait, c'est surtout ce que l'on oublie. Ne faut il pas que cette image-là soit affichée sur l'un ou l'autre de nos murs mentaux pour en décaper le crépi ou le vernis, ne faut-il pas que le trait de crayon rafraîchisse notre mémoire comme on ouvre une plaie ? La question n'a dautre réponse que la question.
(...)
C'est donc à Grenoble que cest affiché mais ça pourrait être partout. Partout, la fèche du son vrille le tympan. La flèche du sens, partout, épingle l'âme. Partout, la tête éclate de coups, le corps se tord sous le choc. Partout où ça ne se voit pas, c'est là. Ernest Pignon-Ernest œuvre ici à rendre visible ce qui ne se voit pas alors que ça se passe partout. Éclaterait-il, le tympan ne se voit pas. Qu'est-il d'autre, pourtant, qu'une feuille de papier déchirée par un coup de vent ? C'est exactement ce que dessine Ernest Pignon-Ernest : la déchirure est dessinée mais en même temps le papier est déchiré. Ceci nest pas une métaphore : il y a un trou dans le réel du papier. Le tympan est une peau, une membrane. Dessinée, la fèche est perçante. Sans doute déchire-t-elle cette peau fragile qu est le papier mieux que ne le ferait une flèche réelle d'une peau non moins réelle. Comme la peau est ici de papier, l'écorchure devient froissement : la ligne du corps, déjà, est brisée avant mème que papier, brisure du papier. Plus fragile que la peau, le papier collé par Ernest Pignon-Ernest est froissable, il est froissé, il nous vient avec ses lézardes, ses plis, ses frottis. La vie part en zigzag, la frappe de la mort. (...)
Nous sommes à Grenoble, des ouvriers sont malades, sont blesses. Accidents du travail. Le travail n'est pas un accident. Destin et dessin. Le dessin n'est pas le remède. L'exploitation n'est pas le destin. Le dessin nous fait sortir du contingent. Il écarte l'anecdote. Quelques fragments de nécessité viennent se briser sur le mur des villes laborieuses. La flèche semble n'avoir pas encore atteint sa cible, le tympan, la tête, le cou de l'homme, et pourtant il bascule en arrière. Ou bien elle l'a atteint, déjà depuis toujours. Ou bien elle ne l'a pas encore atteint, elle en est séparée quelques millimètres de crayon, de papier. Elle a percé et n'a pas percé. Les événements ici sont au passé ou au futur, ils ne sont pas au présent. Le dessin détient ce privilège de figer un instant du temps dont on ne peut pas vraiment savoir s'il est « avant », s'il est « après ». Avant quoi, après quoi ? lci, la mort est attendue, elle est en instance, figurale et non figurée. II y a un intervalle. Il y aura toujours un intervalle entre la flèche et la cible. La moitié d'un intervalle, la moitié d'une moitié, etc. En laissant le trait en suspens sur la page, le dessin a le pouvoir de figurer directement 'invisible. Là où le trait nest pas allé ; ou, s'il y est allé, là où il n'est plus visible. D'un mot, le travail d' Ernest Pignon-Ernest fait du dessin un art du temps.

Jean-Louis Comolli - La flèche et le temps
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