Eva Dézulier lit son poème "Une échappée", paru dans la revue illustrée "Pierres d'Encre" n°9 (Le Temps des Rêves, 2020).
Parfois, il me semble que cet abattement provient d'Espagne, d'une noirceur fatale enracinée là-bas. Il suffit d'observer les noms que nous donnons à nos enfants. Dolores, Consuelo, Amparo, Angustias, Socorro ... La douleur partout, partout un appel à l'aide. Quel fardeau que le nom, chez nous !
Le deuil est une fleur de jardin clos. Elle s'ouvre en son temps, et si elle éclot, ce n'est pour personne. Son parfum est un secret de l'âme.
On m’a raconté cette histoire tant de fois. Je ne saurais pas dire qui ni quand, c'est tout le monde tout le temps, et personne jamais. C'est un bruit de fond, un murmure continu à mille bouches, qui se déverse d'une génération à l'autre. C’est le récit qui m’a bercé, le roman de ma famille. Un flux continu de mémoire qui remue dans l'arrière-plan de ma conscience.
J’ai essayé de remettre tout cela en ordre, ces bribes d’événements, ces souvenirs indistincts, altérés, tronqués, partiellement retrouvés, à demi rêvés. Tant de noms, de faits, de circonstances, que j’ai sus puis oubliés, tant de notes prises puis égarées, comme si le passé se dérobait à mes tentatives de vérification ou de recherche.
Je sais que l’usine brûla la nuit de l’arrestation parce que c’est de notoriété publique. Que le patriarche, dit « le géant », mourut d’une crise cardiaque parce qu’on me l’a raconté. Que Luis se perdit dans le noir plus complètement et irrémédiablement qu’on ne saurait le dire, parce qu’il continue de courir encore maintenant dans mon rêve perpétuel. Il en va ainsi pour d’innombrables épisodes, que je possède dans ma mémoire, sans que je puisse déterminer si on me les a vraiment rapportés ou si je les ai retrouvés en moi-même par des chemins plus obscurs.
Aujourd’hui, il serait impossible de démêler la part que l’imaginaire a prise à ces souvenirs familiaux. Plus on s’éloigne de cette nuit de 1943 où tout a commencé, plus la fable et l’oubli gagnent du terrain. D’un homme qui a vécu six ou sept décennies, ne reste plus qu’un seul épisode, celui où il se révèle. Un événement anodin s’est mué en parabole, trahissant une vérité profonde et cachée. D’un lieu, on a retenu une image unique et éloquente. La vie en sort clarifiée, intelligible, dépouillée de tout l’accessoire, rendue à son sens final. Étonnant comme l’esprit humain métamorphose les faits objectifs, et comble tout naturellement les vides du récit.
Aucune route ne mène à Machado. Le temps ici n’est pas le même qu’ailleurs, non. Les habitations les plus proches sont à six heures de marche. Elles ont l’air de décors miniatures, de part et d’autre de la montagne. On ne distingue pas le mouvement des voitures et des troupeaux. Aucun bruit ne nous parvient. C’est comme j’ai dit : elles pourraient tout aussi bien être peintes à même la roche. Ce qui s’y passe ne nous concerne pas. Machado vit à son rythme, on n’y respire pas le même air. Il y a bien un curé qui monte, une fois l’an, mais on a nos propres
superstitions, auxquelles on croit davantage qu’au catéchisme d’en bas. C’est tout. Machado est un monde clos.
"Un fou a inventé une machine à aimer, à aimer sans discernement, sans limite, sans borne, à aimer absolument et infiniment. Un autre fou l'a construite. Elle est passée de main en main. En côtoyant la machine, chacun de ceux qui l'ont possédée s'est senti chéri comme jamais dans sa vie - mais également indigne de cet amour. Le poids de l'imperfection humaine a pesé sur son coeur. "
— Des bêtises ! Avec tout le respect, monsieur, ça ne marche pas, ça ne peut pas marcher ! Une machine à aimer, c’est comme... comme une fourche qui respire, ou une pierre qui fait la conversation ! C’est comme... comme le ciel sous un capot de voiture ! Ça ne peut pas marcher, c’est tout. Vous avez dû vous tromper dans vos plans...
Et merci aux mille voix pour l’inspiration