AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de MegGomar


La faim en Éthiopie avait mis au centre du monde un pays dont beaucoup ignoraient l'emplacement, voire l'existence encore quelques mois plus tôt. Les plus célèbres photographes accouraient pour immortaliser de leurs clichés tragiques, mais à la composition parfaite, l'énormité de la catastrophe : des enfants mourants, déshydratés comme des rameaux secs, des mères aux seins vides et aux yeux éteints, des troupeaux squelettiques qui avançaient dans des nuages de poussière. On y voyait aussi des silhouettes à la tête baissée, enveloppées dans des voiles comme des statues néoclassiques, et des cadavres nus dont les os et les tendons ressortaient avec la précision d'esquisses de la Renaissance. Ces images inspiraient une pitié symbolique, esthétique et résolument exceptionnelle. Les spectateurs auxquels elles s'adressaient en étaient à la fois horrifiés et rassurés : cette misère absolue était manifestement étrangère à leur existence. L'altérité représentée sur ces photos niait toute parenté humaine possible entre sujets et spectateurs. Épargnant ainsi à ces derniers le terrible abîme de la véritable empathie.

Et pourtant, comme le savaient les responsables des centres d'aide alimentaire d'urgence, il y avait autre chose qui se passait dans cette famine. Pour chaque enfant mourant dans les bras de sa mère épuisée, il y en avait dix qui, malgré leur ventre gonflé de vers, s'entêtaient à donner des coups de pied dans une balle de chiffons. Pour chaque corps abandonné aux vautours, il y avait des centaines de personnes alignées en rangs qui attendaient leur ration alimentaire. Pour chaque paysan qui avait fini par faire la queue, il y en avait beaucoup plus qui allaient chasser du gibier, qui cherchaient du travail à la pièce, qui déménageaient chez des parents dans des régions moins touchées par la sécheresse, c'est-à-dire qui tentaient de nourrir leur famille avec leurs propres ressources physiques et intellectuelles.

Mais les photographes et les caméramans ne pointaient jamais leurs objectifs sur ces scènes de résistance et d'ingéniosité. Ils choisissaient toujours uniquement celles qui montraient les Éthiopiens comme des victimes passives et inertes, manquant de tout et surtout de volonté. Les journaux télévisés du monde entier répétaient la formule : "Un million de morts." Un anthropologue objecta que le chiffre réel -de l'ordre de centaines de milliers- était déjà suffisamment atroce ; l'arrondir de façon aussi théâtrale témoignait d'une boulimie d'émotions fortes plus que de respect pour les victimes. On l'accusa de manquer de compassion.

Bien peu expliquaient que si la faim sévissait justement dans le Choa et le Wollo, foyers de résistance au Derg depuis toujours, ce n'était pas une malheureuse coïncidence ; c'est-à-dire que l'enchaînement guerre-famine-épidémie ne concernait pas seulement le XVIIe siècle lombard de Manzoni, mais aussi, aujourd'hui, la guerre fratricide entre l'Ethiopie et l'Érythrée. Bien peu se demandaient qu'elles étaient les industries occidentales qui fournissaient les armes pour cette guerre.

Mais l'épopée tragique de ce récit médiatique aurait été perturbé par ces contenus politiques, trop prosaïques car humains et inscrits dans l'histoire. On préférait parler de l'Ethiopie comme d'un pays frappé par une grandiose et irréductible apocalypse naturelle - "biblique" était l'adjectif le plus utilisé. Entre-temps, les rock stars vendaient des millions de billets pour leurs concerts de bienfaisance.
Commenter  J’apprécie          40





Ont apprécié cette citation (2)voir plus




{* *}