Francine Goujon

Lorsque l'auteur aborde la phase rédactionnelle, il textualise, c'est-à-dire rédige, met en phrases. C'est le moment des brouillions, caractérises, comme ceux que chacun d'entre nous écrit, par des ratures, des corrections, des hésitations, des griffonnages qui accompagnent la réflexion. Pour certains auteurs, c'est un stade vite franchi, ils parviennent presque immédiatement à des formules qui les satisfont. D'autres biffent beaucoup. C'est le cas de Flaubert, qui suit son scénario mais réécrit chaque page jusqu'à la trouver acceptable, parfois dix ou quinze fois. Apres une première rédaction souvent très raturée, Marcel Proust reprend son texte, fait de longues additions qui envahissent toutes les marges, finit par se parer l'épisode en plusieurs parties qu'il situera en des points de son roman parfois très éloignés les uns des autres. De réécriture en réécriture, il parvient au stade de la mise au net, du manuscrit propre et suivi. Mais cela ne l'empêche pas de continuer à ajouter des phrases, des paragraphes, en collant par exemple des séries de feuilles mises bout à bout au bas de pages du manuscrit. Les - paperoles - ainsi formées ont parfois plus d'un mètre de long !

La phase pré-rédactionnelle est le moment où l'auteur choisit un sujet, se documente - ce qui est très important pour des écrivains comme Flaubert ou Zola et prépare des matériaux de toute sortes qui orienteront ensuite la rédaction. Il prend des notes dans des ouvrages spécialisés - pour décrire la ville ancienne Cartyhage dans Salammbô, Flaubert lit tous les livres, anciens et modernes, qu'il peut trouver sur le sujet- ou fréquente les lieux et côtoie le milieu social qu'il veut peindre : Flaubert effectue un séjour en Tunisie, sur les ruines de Carthage ; Zola avant d'écrire Germinal, se rend à Anzin, où une grève de mineurs vient d'avoir lieu, tout en recherchant dans les livres les renseignements sur des aspects techniques. Zola définit aussi se personnages très précisément : leur hérédité, leur physique, leurs maladies, leurs réactions habituelles. Il rédige une ébauche qui indique les objectifs du futur roman, ce qu'il souhaite mettre en relief et par quels moyens. Flaubert comme Zola d'ailleurs, écrit un plan ou un scenario général qui donne le schéma narratif, les lieux de l'action, les atmosphères et qui sera suivi de scenario plus détaillés.
Au XXe siècle est dans une perspective beaucoup plus ludique, George Perec se donne des règles d'écriture : il constitue des listes où coexistent arbitrairement des lieux, des personnages, des objets et des références culturelles sans apport évident entre eux. Tout devra figurer dans un même chapitre sans que le lecteur puisse deviner la consigne initiale.
Il faut ajouter une précision importante : la phrase pré-rédactionnelle, très développé chez certains romanciers, est parfois quasi inexistante. Ainsi la réflexion ou l'intuition initiale des poètes ne laisse souvent aucun témoignage écrit. On verra comment les textes de Brassens s'élaborent directement sur les manuscrits. De façon plus mystérieuse, le long roman de Proust. À la recherche du temp perdu, a été écrit sans plan initial connu, sans document pré-rédactionnel autre que des brèves notes dans des carnets, ce qui ne signifie pas su où il allait. On distingue en effet deux types d'écriture, qui correspondent à deux types de dossiers génétiques : l'écriture à programme, qui s'appuie sur des décisions antérieures et suit un chemin déjà balisé - toute la rédaction est en germe dans la phase pré-rédactionnelle ; et l'écriture à processus, où l'auteur, au contraire, organise son texte au fur et à mesure qu'il écrit, comme l'a fait Proust.
Si les uns guident leur progression en se réfèrent au programme qu'ils ont établi, les autres réalisent les pages déjà écrites, introduisant des développement nouveaux et rééquilibrant l'ensemble par des déplacements ou des additions ultérieurs. Ainsi, quand Proust peint un personnage digne d'intérêt ou d'admiration, il n'est pas rare qu'à la relation il lui ajoute des aspects négatifs, un cote ridicule ou déplaisant. L'opposition de ces deux faces peut faire produire des péripéties nouvelles et des situation imprévues.

Certains auteurs détruisent leurs manuscrits, soit parce qu'il n'y attachent pas d'importance soit parce qu'ils ne veulent donner à lire qu'une œuvre achevée. À sa mort, Kafka- 1883-1924 -avait demandé à un ami - qui n'a pas respecté sa volonté - de bruler les siens. D'autres avant-textes sont offerts ou vendus par l'auteur lui-même, ou par ses héritiers, dispersés dans diverse bibliothèques ou chez des collectionneurs qui n'en révèlent as l'existence. La valeur marchande des manuscrits les rends moins accessibles.
Le cas de Victor Hugo, qui a légué l'ensemble des siens à la Bibliothèque nationale, n'est pas plus courant. Souvent les chercheurs doivent se livrer à une véritable enquête pour déterminer le nombre et l'emplacement des documents qui leur sont nécessaires pour construire un dossier de genèse.

Prendre parti pour les choses c'est d'abord parler de celles dont on ne parle jamais. Puisqu'il est de la nature de l'homme élever la voix au milieu de la foule des choses silencieuses, qu'il le fasse du moins parfois à leur propos...

La genèse d'un texte ou d'une œuvre est le parcours qui va des premières traces écrites, quelques mots seulement parfois, jusqu'au roman, au poème ou à la pièce de théâtre publiés ou au moins achevés.

Enfin, il arrive que l'auteur réalise qu'il s'est engagé dans une impasse et renonce à son projet, ce qui n'empêche pas le critique de s'interroger sur la genèse de cette œuvre inaboutie.

- La forme et l'idée pour moi c'est tout un et je ne sais pas ce qu'est l'un sans l'autre. Plus une idée est belle, plus la phrase est sonore...