François Paul-Boncour

Dans l'histoire tourmentée du cosmos, l'apparition de la vie -sur notre planète et sur d'autres peut-être- ressemble et ressemblera à la découverte d'un trèfle à quatre feuilles: la vie est une maladie rare, délicate et fragile de la matière.

Un soir, en traversant la Seine, Jean-Baptiste Clamence renonça à porter secours à une femme qui se noyait, tout comme la civilisation européenne a laissé partir des millions de gens en fumée sans bonne raison; encore aujourd'hui elle n'a pas bien compris pourquoi elle avait fait ça. Cette histoire l'a beaucoup démoralisée et la démoralise encore.

Je scrute avec attention les côtés absurdes, ridicules, déplacés, inutiles, contreproductifs de mon caractère, à la manière dont un paléontologue examinerait les traces de pas fossilisés dans la boue d'un lointain ancêtre afin de comprendre sa façon de marcher. Mes imperfections sont des indices qu'il me faut déchiffrer afin d'augmenter, je l'espère, ma puissance: ils ne sont que les traces des accidents de mon histoire, mes cabosses.

Rechercher le plaisir et fuir la douleur est la forme élémentaire de la morale, puisque la morale élémentaire de la vie est de rester en vie.

Nous avons cru qu'un jour, ailleurs, dans le lointain, viendrait le jour où les autres, malgré mon manque de réputation, de diplôme, de carrière, malgré mon manque apparent de travail pendant tant d'années, puisqu'il n'y avait aucune trace de moi dans aucune publication; les autres, dans leur bienveillante attention à mon égard; les autres en mères idéales, en mères infiniment bonnes, viendraient immanquablement découvrir avec bonheur, et même avec ravissement, que j'avais pondu toute une série de vérités petites et grandes. Alors, ce jour-là, enfin, innocent et heureux, je serai pleinement dans la vie.

Peu de gens l'ont remarqué, Jean-Baptiste Clamence est mort exactement un mois après la chute du mur de Berlin, le 9 décembre 1989. Il avait alors quatre-vingt-six ans. Son corps n'a été découvert qu'une semaine plus tard. Sur une photo du médecin légiste, son front est enfoncé par une large entaille, comme s'il avait reçu un coup de hache, sa mâchoire est bizarrement déboîtée, sa bouche entrouverte est en partie édentée, ses cheveux rares, d'un gris jaune, très longs, collés et emmêlés en mèches irrégulières. Il ne semble pas s'être rasé depuis plusieurs mois. Une autre photo montre sa main gauche, ensanglantée, l'auriculaire à moitié sectionné. Les ongles sont sales, démesurément longs et recourbés.

J'aime beaucoup ce travail, il me rend heureux. Comme un lampadaire éclaire la rue, je voudrais éclairer le monde.

Il a fallu environ quatre siècles pour que, sous l'effet des nouvelles connaissances, une bonne partie des Français cessent d'attacher beaucoup de pouvoir, d'importance à Dieu. Combien de siècles faudra-t-il pour qu'ils aillent au bout du chemin et rangent le Bien et le Mal au magasin des illusions perdues?

Nul doute, le péché est partout. Mais c'est la religion humaniste qui définit le péché. En Europe, nous autres, Modernes tardifs, nous sommes souvent en proie au pessimisme, nous avons le sentiment que la situation s'aggrave plutôt qu'elle ne s'améliore. Il me semble que ce pessimisme n'est pas fondé. Notre religion est encore jeune -impossible de lui assigner une date de naissance-, disons très approximativement qu'elle a moins de trois cents ans, ce qui est peu pour changer les mentalités, les mœurs juridiques et politiques: la christianisation de l'Europe a duré bien plus que cela.

"Qui suis-je pour juger?" comme l'a si bien remarqué le pape François, actuellement au pouvoir. Il a compris quelle était sa place. Puisqu'il ne dispose plus de la force pour faire exécuter ses condamnations, mieux vaut pour lui jouer de l'empathie et de la compassion. Cette leçon, aujourd'hui si bien apprise par l'Eglise catholique et les dissidences protestantes, beaucoup aimeraient que la religion islamique la sache aussi bien.