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Citation de Cesco


[Roxane danse devant Alexandre et ses Compagnons]
Dans l’assistance, les compagnes, les épouses, les maîtresses se sentirent brutalement dénudées, comme si l’autre, d’un geste charmant et brusque, leur avait arraché des épaules un manteau qui les protégeait. Laïs chercha en vain chez la danseuse un de ces légers défauts où la jalousie se rassure et que l’on suçote ensuite avec délectation, que l’on susurre aux oreilles avides sans craindre d’être accusée d’envie. Elle aurait donné volontiers un peu de son existence pour que cette femme devînt laide, tout de suite, et elle haïssait ce corps rayonnant de légèreté, euphorique et insouciant. Détournant les yeux de la jeune fille, elle braqua son regard sur les spectateurs. Ces hommes qui, pour certains, n’étaient que des brutes et pour d’autres invoquaient le secours de la philosophie, semblaient plongés dans une commune contemplation qui les dérobait à eux-mêmes et au monde qui les entourait. Laïs lut dans les yeux de chacun une fascination que ne suffisait pas à expliquer le simple désir. Et Kaïros, lui aussi… Elle le tira par la manche, deux fois… Il consentit enfin à tendre l’oreille, mais ne quitta pas des yeux la perfection qui le charmait. « Oui Laïs, que dis-tu ?… » Il se rappela les mots que sa maîtresse avait murmurés dans la crainte de la nuit de l’attaque : « La plus belle femme d’Asie. » Ce ne pouvait être qu’elle, Roxane, la Resplendissante.
Alexandre avait été saisi comme les autres par l’enchantement. Assailli à l’improviste, il se sentait enveloppé d’une douceur qui le désorientait. Lorsque le ravissement lui laissa un peu de répit, il emprunta le même chemin que Laïs, cherchant une imperfection du corps, un défaut dans l’attitude, un détail qui agace, qui éclipse et rend insupportable tout le reste. Mais il ne voyait rien. Émerveillé, il gravissait un à un les degrés sur l’échelle que le dépit avait fait descendre à la maîtresse de Kaïros. Et à mesure qu’il s’élevait, les conquêtes militaires des dix dernières années s’enfonçaient dans la brume, l’Inde disparaissait de la surface du monde. Fasciné au point d’en perdre la mémoire, de tout oublier sauf ce qu’il voyait ou entendait, il contemplait, interdit, la splendeur de Roxane.
Aucun de ceux qui la voyaient pour la première fois ne cherchait à comprendre et les autres n’y étaient jamais parvenus. La beauté de la jeune fille, la grâce de ses mouvements, la virtuosité et la maîtrise de ses pas, l’expression lumineuse de ses traits, l’accord charnel avec la musique ne suffisaient pas à expliquer l’envoûtement dont chacun s’était senti saisi dès son apparition. Il régnait au-dessus de tout cela comme une manière d’habiter avec délectation chaque pouce de son corps qui dépassait l’entendement, une félicité inouïe de l’instant qui irradiait l’assemblée et la laissait sans voix. Chacun ressentit une volupté qui faisait vibrer très profondément un ressort essentiel de son être. Aristonos comprit qu’avec une telle image au cœur, il n’éprouverait plus jamais de crainte lors des prochains assauts. Stasicratès, le sculpteur qui avait proposé à Alexandre de tailler son effigie dans les falaises du mont Athos, buvait la danseuse du regard et se demandait comment il pourrait, en une seule statue, exprimer tous les sortilèges de cette femme. Agis, le poète d’Argos, se souvint qu’Hésiode avait vu les Muses danser au lever de l’aurore, et son ami Anaxarque se rangea, l’espace d’un soir, à l’opinion d’Aristote qui fait l’éloge de la beauté et la regarde comme l’une des trois parties du souverain bien. Laïs ne put s’empêcher de se remémorer comme d’une piqûre lointaine le soir où, pour la première fois, elle avait dansé pour le Grand Roi. Histanès, le frère de Roxane, se rengorgeait. Ceux-là mêmes qui étaient trop saouls pour raisonner percevaient obscurément qu’ils vivaient un moment de grâce. Alexandre avait dépassé l’inquiétude de la gloire. Et Perdiccas avait oublié Antigone.
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