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4.29/5 (sur 17 notes)

Nationalité : France
Né(e) le : 15/03/1964
Biographie :

Né à Hyères en 1964, François-Xavier de Villemagne est ingénieur. Après sa formation à l’École nationale des ponts et chaussées il entame une vie professionnelle dans la finance, à la banque Paribas puis à la Société Générale et il effectue de nombreux déplacements en Asie, aux États-Unis, en Europe et en Russie.
En l’an 2000, François-Xavier de Villemagne interrompt sa carrière professionnelle pour marcher 6,400 kilomètres de Paris à Jérusalem, en huit mois et, sept ans plus tard, il reprend la route à pied pour marcher 4,000 kilomètres de Paris à Rome en passant par la Suisse et tout un périple à travers l’Italie.
En parallèle de son parcours dans la finance et les nouvelles technologies, François-Xavier de Villemagne a été producteur de concerts et de spectacles. Violoniste, il a joué dans plusieurs orchestres amateurs et a été choriste, notamment au Chœur philharmonique d’Oslo. Il a de plus été titulaire de seconds rôles et d’un premier rôle dans des opérettes de Jacques Offenbach.
En 2015, il a embarqué comme matelot à bord du trois-mâts ‘Europa’ pour une descente de l’Atlantique sud et un passage du cap Horn contre vents et courants. En 2021, il a descendu 1,000 km du fleuve Zambèze en canoë depuis la frontière de l’Angola jusqu’aux chutes Victoria.

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Bibliographie de François-Xavier de Villemagne   (3)Voir plus

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Citations et extraits (18) Voir plus Ajouter une citation
Antioche : je la nomme ainsi car je ne suis pas venu voir l'Antakya moderne des Turcs, mais plutôt la ville des premiers chrétiens, celle où saint Pierre et saint Paul ont parlé du Christ aux païens qui s'éveillaient à la foi. Dans une immense caverne au pied des montagnes qui surplombent l'Oronte, la tradition situe la première église du monde. Pierre, Paul et Barnabé y ont prêché. J'ai ajouté 150 kilomètres à mon périple pour venir ici. Dans mon parcours à remonter les siècles, Antioche représente, après Nicée, ma véritable porte d'entrée en Terre sainte, celle des premiers apôtres. La Palestine est toute proche. La terre du Christ.
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- Tu as peur de ne pas exister suffisamment, n'est-ce pas ? Peur de n'être que le jouet de Dieu ? Tu voudrais ne plus sentir les ficelles du marionnettiste te diriger du Ciel ?
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— Pour vous, ce sera ?

— Juste un verre d’eau…

— C’est tout ?

— …et je vous raconterai une histoire.

J’ai craint que le cafetier moustachu et ventripotent ne bougonne, mais non : il pose aimablement un verre sur le zinc pendant que je me déleste de mon sac à dos.

— Sale temps, hein ? Pour la mi-juin ! Vous venez de loin ?

— Paris. Je suis parti il y a trois jours.

Dehors, sous le ciel gris, le vent malmène les tables en plastique de la terrasse et les parasols aux marques de bière. J’ai remis une chaise sur ses pieds avant d’entrer.

— Vous venez quand même pas de là-bas à pied ? Pour venir jusqu’ici, à Donnemarie, ça doit faire…

— Environ 100 kilomètres. Si, à pied. Puis-je avoir un café ?

— T’entends ça, Jeannine ? Et vous allez jusqu’où, comme ça ?

— Rome.

— Ben dites donc ! C’est ça votre histoire ?

Non. Mon histoire c’est… J’aimerais la raconter un soir à un petit bout de chou avant qu’il ne s’endorme. À cette fillette blonde, par exemple, une nièce qui a des yeux d’un bleu si clair, cerclé d’outre-mer, que j’ai donné son regard troublant à Roxane, princesse de Sogdiane, dans le roman historique sur Alexandre le Grand dont je viens d’achever l’écriture. Mon histoire, c’est seulement essayer d’offrir parfois à la vie une allure de conte de fées. Alors voilà : “Il était une fois…”, il y a sept ans, un marcheur qui venait à pied de Paris. Après trois journées harassantes, il s’est arrêté à Donnemarie. En ce mois de mai, la chaleur était accablante et, comme il avait fort soif, il est entré dans un café pour demander de l’eau. Il n’y avait personne, hormis une jeune femme oisive derrière le comptoir. Elle a refusé tout net : “J’suis pas faite pour remplir les bouteilles d’eau. Y’a des fontaines pour ça !” Tu te rends compte, Princesse ? Refuser de l’eau à un passant !

— J’ai souvent pensé à la serveuse revêche durant ces sept années. Je me disais que ce n’était pas possible de la laisser avec son regard mauvais, murée dans une rancœur stupide. C’était injuste de ne garder d’elle que ce souvenir. J’avais envie, non, j’avais besoin de savoir qu’elle pouvait offrir, elle aussi, une chose simple, avec le sourire. Ce bar, c’était le vôtre. Voilà pourquoi j’ai été si heureux, tout à l’heure, quand vous m’avez offert le verre d’eau !

Un bon génie qui revient sept ans plus tard pour donner une occasion de se racheter.

— Vous alliez où, l’autre fois ?

J’hésite à répondre, et puis, comme j’ai commencé…

— Jérusalem.

J’explique très vite : huit mois de voyage, l’Europe de l’Est, la Turquie, le Proche-Orient, 6 400 kilomètres à pied. Je n’aurais peut-être pas dû en parler car l’aventure de Jérusalem écrase aux yeux des autres celle dans laquelle je m’engage aujourd’hui. En un sens, elle la dévalorise : “Rome, à présent ? Pfff… Facile ! Pour vous, ce n’est rien.” Eh bien, pas du tout : “J’aimerais vous y voir !” Ça, c’est la réponse du marcheur excédé à la fin d’une journée de pluie, de froid, de solitude, d’incertitude sur le logement du soir, de kilomètres inutiles parce qu’il s’est perdu. “Vous savez, ce n’est pas toujours simple…” Ça, c’est la réponse policée dans une conversation de salon lorsque tout est fini. D’habitude, les sédentaires ne comprennent pas la première : ils vous trouvent vraiment un sale caractère. Dans les yeux de certains, quand ce n’est pas sur leurs lèvres, on lit : “Après tout, vous l’avez bien voulu.”
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Au petit matin, après une nuit pénible dans l’arrière-salle enfumée du café, je trouve toutes les portes closes. Impossible de m’attarder jusqu’au réveil de mes hôtes car une dure et longue étape m’attend. Après avoir déposé un mot de remerciement sur le comptoir pour Quasimodo, j’ouvre la fenêtre, l’enjambe et m’éloigne rapidement, comme un voleur.

Cette journée restera l’une des plus éprouvantes de mon périple. Je suis malade depuis trois jours et l’âcreté de l’atmosphère enfumée du café a achevé de me prendre à la gorge. Chaque goulée d’eau pourtant tellement indispensable devient si douloureuse que je préfère souffrir de la soif. En trois jours, j’ai parcouru 140 km et j’en ai prévu 45 de plus pour aujourd’hui, y compris le passage du col de Gezbeli à près de 2 000 mètres. La raison aurait dû m’arrêter, mais où ? À Develi, j’aurais pu coucher une nuit supplémentaire à l’hôtel, mais j’ai voulu profiter de la fenêtre météo favorable. À Bakirdagi, je n’aurais pas pu abuser plus longtemps de l’hospitalité de Quasimodo. Si l’on m’accueille parfois à bras ouverts, mon passage doit rester bref. La meilleure volonté s’épuise rapidement devant un étranger qui s’incruste.

Avancer. Avancer toujours. Je n’ai pas d’autre choix.
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[Roxane danse devant Alexandre et ses Compagnons]
Dans l’assistance, les compagnes, les épouses, les maîtresses se sentirent brutalement dénudées, comme si l’autre, d’un geste charmant et brusque, leur avait arraché des épaules un manteau qui les protégeait. Laïs chercha en vain chez la danseuse un de ces légers défauts où la jalousie se rassure et que l’on suçote ensuite avec délectation, que l’on susurre aux oreilles avides sans craindre d’être accusée d’envie. Elle aurait donné volontiers un peu de son existence pour que cette femme devînt laide, tout de suite, et elle haïssait ce corps rayonnant de légèreté, euphorique et insouciant. Détournant les yeux de la jeune fille, elle braqua son regard sur les spectateurs. Ces hommes qui, pour certains, n’étaient que des brutes et pour d’autres invoquaient le secours de la philosophie, semblaient plongés dans une commune contemplation qui les dérobait à eux-mêmes et au monde qui les entourait. Laïs lut dans les yeux de chacun une fascination que ne suffisait pas à expliquer le simple désir. Et Kaïros, lui aussi… Elle le tira par la manche, deux fois… Il consentit enfin à tendre l’oreille, mais ne quitta pas des yeux la perfection qui le charmait. « Oui Laïs, que dis-tu ?… » Il se rappela les mots que sa maîtresse avait murmurés dans la crainte de la nuit de l’attaque : « La plus belle femme d’Asie. » Ce ne pouvait être qu’elle, Roxane, la Resplendissante.
Alexandre avait été saisi comme les autres par l’enchantement. Assailli à l’improviste, il se sentait enveloppé d’une douceur qui le désorientait. Lorsque le ravissement lui laissa un peu de répit, il emprunta le même chemin que Laïs, cherchant une imperfection du corps, un défaut dans l’attitude, un détail qui agace, qui éclipse et rend insupportable tout le reste. Mais il ne voyait rien. Émerveillé, il gravissait un à un les degrés sur l’échelle que le dépit avait fait descendre à la maîtresse de Kaïros. Et à mesure qu’il s’élevait, les conquêtes militaires des dix dernières années s’enfonçaient dans la brume, l’Inde disparaissait de la surface du monde. Fasciné au point d’en perdre la mémoire, de tout oublier sauf ce qu’il voyait ou entendait, il contemplait, interdit, la splendeur de Roxane.
Aucun de ceux qui la voyaient pour la première fois ne cherchait à comprendre et les autres n’y étaient jamais parvenus. La beauté de la jeune fille, la grâce de ses mouvements, la virtuosité et la maîtrise de ses pas, l’expression lumineuse de ses traits, l’accord charnel avec la musique ne suffisaient pas à expliquer l’envoûtement dont chacun s’était senti saisi dès son apparition. Il régnait au-dessus de tout cela comme une manière d’habiter avec délectation chaque pouce de son corps qui dépassait l’entendement, une félicité inouïe de l’instant qui irradiait l’assemblée et la laissait sans voix. Chacun ressentit une volupté qui faisait vibrer très profondément un ressort essentiel de son être. Aristonos comprit qu’avec une telle image au cœur, il n’éprouverait plus jamais de crainte lors des prochains assauts. Stasicratès, le sculpteur qui avait proposé à Alexandre de tailler son effigie dans les falaises du mont Athos, buvait la danseuse du regard et se demandait comment il pourrait, en une seule statue, exprimer tous les sortilèges de cette femme. Agis, le poète d’Argos, se souvint qu’Hésiode avait vu les Muses danser au lever de l’aurore, et son ami Anaxarque se rangea, l’espace d’un soir, à l’opinion d’Aristote qui fait l’éloge de la beauté et la regarde comme l’une des trois parties du souverain bien. Laïs ne put s’empêcher de se remémorer comme d’une piqûre lointaine le soir où, pour la première fois, elle avait dansé pour le Grand Roi. Histanès, le frère de Roxane, se rengorgeait. Ceux-là mêmes qui étaient trop saouls pour raisonner percevaient obscurément qu’ils vivaient un moment de grâce. Alexandre avait dépassé l’inquiétude de la gloire. Et Perdiccas avait oublié Antigone.
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Un soir de répit, Alexandre retint Kaïros dans sa tente pour tenter de lui faire comprendre ce qui le tourmentait. De Roxane, il ne dit mot car il ne savait pas comment s’y prendre, mais il parla du poids de la légende, de son humanité retrouvée et de son déchirement entre ces deux extrémités. Du moins, c’est ce qu’il aurait voulu dire, mais quand il s’y essaya, Kaïros ne voulut pas y croire.
— Toi, Alexandre ? Perdu ? Si c’était vrai, tu n’aurais pas, il y a une heure, détaillé les objectifs des prochaines semaines avec autant de clarté et de force…
— On ne remarque donc pas trop mes efforts pour donner le change ?… Mais c’est que je ne peux pas m’empêcher de poursuivre la conquête !
Au fur et à mesure qu’il parlait avec Kaïros, il comprenait qu’il ne s’agissait pas seulement de savoir qui il était réellement, mais aussi ce qui lui restait de liberté dans ce qu’il entreprenait.
— Essaye d’oublier ceux qui proclament que je suis l’homme le plus puissant de la terre… Oublie-les tous !… Voilà… Il ne reste plus que toi et moi… Eh bien, écoute maintenant : j’ai parfois l’impression d’être devenu l’esclave d’un Alexandre qui me dépasse… Non, laisse-moi continuer ! Tu te rappelles, quand je te parlais, avant que tu n’ailles chercher des renforts, de ce pressentiment obscur : “… comme si ce n’était plus un désir qui venait de l’intérieur, mais une nécessité qui s’impose à moi…” ? C’était cela : une nécessité, un destin qui ne me laisse plus choisir !… Et ça ne date pas d’hier !
Il remonta aux origines de la campagne. Aurait-il pu ne pas envahir l’Asie Mineure ? Non : tout avait été disposé, l’idée de la conquête avait imprégné le règne de son père et celui-ci lui avait légué la meilleure armée du monde ; la Grèce avait besoin de nouvelles colonies, les Perses étaient vulnérables, le moment favorable était venu et ensuite, les événements l’avaient porté. Naturellement, il avait forcé le destin en plusieurs occasions, mais était-ce vraiment lui ou plutôt la Fortune qui avait offert l’infime secours qui renverse tout ?
Cela avait un jeu de voir succomber les uns après les autres tous les peuples de Darius. Peut-être rien de plus qu’un jeu…
— Comme une fringale irrésistible devant un plat de pistaches de Médie ! Où est alors la liberté ?
À plusieurs reprises Kaïros faillit interrompre son roi, car cette démystification avait quelque chose de terrifiant. Mais ce qu’il y avait de plus terrifiant encore, c’était la froideur avec laquelle Alexandre analysait ce qu’il appelait sa servitude, et qui contrastait avec les accents passionnés dont il usait souvent pour galvaniser les hommes.
— … alors que cette légende, qui m’oblige aujourd’hui à la grandeur et me dépossède de moi-même, c’est moi qui l’ai bâtie jour après jour, presque sans le savoir !
— Tu parles comme si plus rien n’existait au monde que toi et ta légende ! Que fais-tu des cent mille hommes de l’armée de l’Inde, des millions de l’Empire ?
— Ce sont eux qui exigent en premier lieu la grandeur d’Alexandre ! Cette campagne de l’Inde, comme moi, ils la veulent !
— “Ils la veulent”, dis-tu… Et si la volonté de tous se dissociait un jour de la tienne ?
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Le bagage d’Eumène flambait. Des chevaux et des mulets déjà attelés aux chariots de transport ruaient dans leurs brancards, terrorisés par l’incendie qui gagnait du terrain. Un valet qui avait tenté d’en libérer quelques-uns gisait sur le sol, la tête ensanglantée par un coup de sabot.
— Souvenez-vous des armées de Darius ! Il y avait des lâches, des pleutres et des hommes qui ne songeaient qu’à se vautrer dans le luxe. Des armées incapables de manœuvrer parce qu’elles pensaient d’abord à protéger leurs trésors. Et nous, les Macédoniens, les Grecs, pauvres, légers, rapides, nous les avons terrassés !
Alexandre savait d’expérience que seuls des sentiments excessifs impressionnent les foules. Alors, il exagérerait sans vergogne, il affirmait, assénait, répétait sans tenter de démontrer quoi que ce soit par un raisonnement.
— Ce qui brûle aujourd’hui n’est rien devant ce qui nous attend demain. Et je vais vous le prouver en incendiant moi-même tout ce que je possède et qui ne sert à rien !
À ces mots, Alexandre sauta à terre, traversa la multitude qui s’écartait sur son passage et alla s’emparer d’un débris enflammé qu’il brandit à la face des soldats. Puis il courut vers ses propres chariots, entraînant à sa suite une foule hypnotisée.
— Voyez, cria-t‑il en mettant le feu à un premier chargement, ne craignez pas et brûlez comme moi tout ce qui est superflu. Et ensuite nous partirons vers l’Inde. Les dieux le veulent ! […]
Le feu se propagea vers l’enclos des montures royales. Alexandre s’y précipita et fit ouvrir les barrières pour éviter que les chevaux affolés ne se blessent en sautant par-dessus les clôtures. Il courut vers Bucéphale et l’enfourcha avant de revenir vers la foule. Les hommes avaient disparu et à leur place, empruntant leurs vêtements, un être nouveau, tentaculaire, grondant, doué d’une volonté autonome et de pulsions qu’aucun individu n’aurait manqué de réfréner s’il avait été isolé, s’emparait de l’espace brûlant, obsédé par le désir de l’étendre et sourd à toute supplication.
Comme l’embrasement général la privait du plaisir d’enflammer, la masse exaspérée suivit les exhortations d’Alexandre et tourna sa fureur contre les bagages de l’armée, ses propres richesses, qui attendaient sur le bord des chemins l’ordre de s’ébranler en une immense et poussive caravane. Une vague d’incendiaires déferla sur le camp. Le nombre leur donnait le sentiment d’une puissance invincible, ce même élan, se disait Alexandre, qui les propulse à l’assaut et bouscule l’ennemi.
Armés de torches improvisées qu’ils avaient extraites des brasiers, les meneurs étoilaient le camp de rivières enflammées, indifférents à la révolte et à l’incompréhension, entraînant à leur suite une marée qui grossissait de tous ceux que le dépit d’avoir perdu leur bien exaspérait d’un désir de vengeance. Certains se retournaient pour avertir ceux qui arrivaient toujours, certains s’arrêtaient, certains voulaient reculer et d’autres criaient : « En avant, en avant ! »
— Débarrassons-nous pour atteindre plus vite les trésors de l’Inde !
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Hylas devinait sans peine la destination de la fillette, car les trafiquants d’esclaves emmenaient à Corinthe leurs plus belles marchandises, sachant qu’ils y trouveraient de riches acheteurs à la recherche de filles suffisamment belles pour être vouées à Aphrodite.
— Nous étions six filles. La plus âgée avait 12 ans et la plus jeune pas plus de 8. On nous conduisit chez Bacchis, une femme très riche, ou du moins je croyais qu’elle l’était, car je n’avais jamais vu tant de vaisselle d’or dans une maison. Ce n’était pas une prison, mais où aurions-nous pu aller ?
Alors Laïs raconta l’éducation qu’elle avait reçue, avec ses nouvelles compagnes, pour servir au temple de la déesse et satisfaire les désirs de ses dévots. Elle parla de la danse, du chant. Elle évoqua les leçons de bonnes manières – « Au lieu de te jeter sur les plats comme une malapprise, touche délicatement les mets du bout des doigts, prend chaque bouchée en silence et sans te remplir les joues. Bois doucement, par petites gorgées, et ne t’enivre pas car c’est ridicule et les clients détestent les femmes ivres… » – Les apprêts pour mieux séduire, les fards, les artifices et les secrets qui permettent de s’embellir. Elle parlait de ce monde-là comme d’une colonie de femmes vouée à l’initiation des mystères et d’où l’autre sexe semblait proscrit.
— Et les hommes, alors ? demanda Hylas avec sa brutalité de marin tripotant les filles de port.
Oui, les hommes, dès le début. À peine quelques jours après son débarquement. Elle en avait pleuré de honte malgré les admonestations de Bacchis. « Voyez le grand malheur ! Tu deviendras riche, tu auras beaucoup d’amoureux. Pourquoi pleures-tu, Laïs ? Ne vois-tu pas tout ce qu’il y a de courtisanes, comme elles sont recherchées, combien elles gagnent d’argent ? J’ai connu Daphnis en haillons quand elle était petite. Vois maintenant comme elle est mise avec ses bijoux, ses robes brodées et ses quatre servantes ! »
— J’ai passé deux ans à Corinthe dans la maison de Bacchis. Elle espérait qu’un de ses clients m’achèterait pour m’offrir au temple d’Aphrodite, mais personne n’offrait un prix suffisant à ses yeux. Parmi les clients étrangers que je revoyais irrégulièrement, au rythme de leurs escales, se trouvait un marchand de Milet, en Asie Mineure. Il négociait des convois de blé avec la Grèce et me demandait toujours lorsqu’il débarquait à Corinthe. Il me disait qu’il était horriblement malade en mer par mauvais temps, et il avait la jambe droite plus courte que l’autre, ce qui lui donnait le pas chaloupé des matelots. Il était moins vulgaire que d’autres et me faisait de menus cadeaux en cachette de Bacchis. Un soir, il vint me trouver et me déclara que je vivrais désormais avec lui. Il lui en avait coûté la somme exorbitante de 1 000 drachmes.
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La route de terre battue zigzague en pente douce au-delà du col, épousant le flanc des montagnes qui, après la nudité absolue des versants anatoliens, commencent à se piqueter de pins noirâtres. Ce devrait être du gâteau, la cerise sur le gâteau d’un franchissement réussi, mais, en ce jour éreintant, même la descente est éprouvante.

Je suis exténué.

Je m’arrête de plus en plus souvent, doublé par quelques véhicules traînant derrière eux un nuage de poussière. Malgré mon accablement, je n’ai aucune envie de monter à bord, mais comme la route est dure ! À l’épuisement des derniers jours s’ajoute le contrecoup d’avoir mis derrière moi ce fichu Taurus qui m’effrayait tant. Ce passage ouvre béantes les vannes de la fatigue indéniablement accumulée depuis Istanbul. Je craignais tellement ce col que j’en ai rêvé toute la nuit : comme si ce n’était pas suffisant de le passer une fois !
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François-Xavier de Villemagne
[Roxane danse devant Alexandre et ses Compagnons]
Dans l’assistance, les compagnes, les épouses, les maîtresses se sentirent brutalement dénudées, comme si l’autre, d’un geste charmant et brusque, leur avait arraché des épaules un manteau qui les protégeait. Laïs chercha en vain chez la danseuse un de ces légers défauts où la jalousie se rassure et que l’on suçote ensuite avec délectation, que l’on susurre aux oreilles avides sans craindre d’être accusée d’envie. Elle aurait donné volontiers un peu de son existence pour que cette femme devînt laide, tout de suite, et elle haïssait ce corps rayonnant de légèreté, euphorique et insouciant. Détournant les yeux de la jeune fille, elle braqua son regard sur les spectateurs. Ces hommes qui, pour certains, n’étaient que des brutes et pour d’autres invoquaient le secours de la philosophie, semblaient plongés dans une commune contemplation qui les dérobait à eux-mêmes et au monde qui les entourait. Laïs lut dans les yeux de chacun une fascination que ne suffisait pas à expliquer le simple désir. Et Kaïros, lui aussi… Elle le tira par la manche, deux fois… Il consentit enfin à tendre l’oreille, mais ne quitta pas des yeux la perfection qui le charmait. « Oui Laïs, que dis-tu ?… » Il se rappela les mots que sa maîtresse avait murmurés dans la crainte de la nuit de l’attaque : « La plus belle femme d’Asie. » Ce ne pouvait être qu’elle, Roxane, la Resplendissante.
Alexandre avait été saisi comme les autres par l’enchantement. Assailli à l’improviste, il se sentait enveloppé d’une douceur qui le désorientait. Lorsque le ravissement lui laissa un peu de répit, il emprunta le même chemin que Laïs, cherchant une imperfection du corps, un défaut dans l’attitude, un détail qui agace, qui éclipse et rend insupportable tout le reste. Mais il ne voyait rien. Émerveillé, il gravissait un à un les degrés sur l’échelle que le dépit avait fait descendre à la maîtresse de Kaïros. Et à mesure qu’il s’élevait, les conquêtes militaires des dix dernières années s’enfonçaient dans la brume, l’Inde disparaissait de la surface du monde. Fasciné au point d’en perdre la mémoire, de tout oublier sauf ce qu’il voyait ou entendait, il contemplait, interdit, la splendeur de Roxane.
Aucun de ceux qui la voyaient pour la première fois ne cherchait à comprendre et les autres n’y étaient jamais parvenus. La beauté de la jeune fille, la grâce de ses mouvements, la virtuosité et la maîtrise de ses pas, l’expression lumineuse de ses traits, l’accord charnel avec la musique ne suffisaient pas à expliquer l’envoûtement dont chacun s’était senti saisi dès son apparition. Il régnait au-dessus de tout cela comme une manière d’habiter avec délectation chaque pouce de son corps qui dépassait l’entendement, une félicité inouïe de l’instant qui irradiait l’assemblée et la laissait sans voix. Chacun ressentit une volupté qui faisait vibrer très profondément un ressort essentiel de son être. Aristonos comprit qu’avec une telle image au cœur, il n’éprouverait plus jamais de crainte lors des prochains assauts. Stasicratès, le sculpteur qui avait proposé à Alexandre de tailler son effigie dans les falaises du mont Athos, buvait la danseuse du regard et se demandait comment il pourrait, en une seule statue, exprimer tous les sortilèges de cette femme. Agis, le poète d’Argos, se souvint qu’Hésiode avait vu les Muses danser au lever de l’aurore, et son ami Anaxarque se rangea, l’espace d’un soir, à l’opinion d’Aristote qui fait l’éloge de la beauté et la regarde comme l’une des trois parties du souverain bien. Laïs ne put s’empêcher de se remémorer comme d’une piqûre lointaine le soir où, pour la première fois, elle avait dansé pour le Grand Roi. Histanès, le frère de Roxane, se rengorgeait. Ceux-là mêmes qui étaient trop saouls pour raisonner percevaient obscurément qu’ils vivaient un moment de grâce. Alexandre avait dépassé l’inquiétude de la gloire. Et Perdiccas avait oublié Antigone.
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