A table, on ne devait s'occuper que de manger, mais toi, tu te curais les ongles, tu te les coupais, tu taillais des crayons, tu te nettoyais les oreilles avec un cure-dent. Je t'en prie, père, comprends-moi bien, toutes ces choses étaient des détails sans importance, elles ne devenaient accablantes pour moi que dans la mesure où toi, qui faisais si prodigieusement autorité à mes yeux, tu ne respectais pas les ordres que tu m'imposais. il s'ensuivit que le monde se trouva partagé en trois parties : l'une, celle où je vivais en esclave, soumis à des lois qui n'avaient été inventées que pour moi et auxquelles par-dessus le marché je ne pouvais jamais satisfaire entièrement, sans savoir pourquoi ; une autre qui m'était infiniment lointaine, dans laquelle tu vivais, occupé à gouverner, à donner des ordres, et à t'irriter parce qu'ils n'étaient pas suivis ; une troisième, enfin, où le reste des gens vivait heureux, exempt d'ordres et d'obéissance. J'étais constamment plongé dans la honte, car, ou bien j'obéissais à tes ordres et c'était honteux puisqu'ils n'étaient valables que pour moi ; ou bien je te défiais et c'était encore honteux, car comment pouvais-je me permettre de te défier ! ou bien je ne pouvais pas obéir parce que je ne possédais ni ta force, ni ton appétit, ni ton adresse - et c'était là en vérité la pire des hontes. C'est ainsi que se mouvaient, non pas les réflexions, mais les sentiments de l'enfant.