Paradoxalement, la jeune femme ressent aujourd’hui l’acte de pleurer comme apaisant, comme un moyen de rétablir le calme après un trop-plein d’émotions. Car dans sa tête, toutes les émotions empilées depuis plusieurs mois resurgissent. Ce fol exil en Israël, ce féerique et inattendu mariage d’Aïcha et Isaac dans la plus belle avenue de Tel-Aviv, cette vie dans le kibboutz en compagnie de jeunes volontaires, ces fêtes jusqu’au bout de la nuit avec les étudiants stagiaires de ce même habitat collectif, cette incroyable récolte des dattes, perchée en haut des palmiers, cette ineffable ville d’Eilat où les saoudiens viennent s’encanailler, cette virée en chameau dans le désert avec Imram, cette éblouissante ville de Jérusalem. Et puis cette dernière nuit dans ce riad, qui l’inspire tant et dans lequel elle aurait tant aimé rester.
Ces six mois en Israël ont comblé toute sa quête d’aventures, de frissons, d’ivresse et de fureur de vivre. Et maintenant, il faudrait docilement revenir à la fac, commencer un master afin de devenir une banale professeure d’anglais qui débutera probablement sa carrière dans une contrée peu ensoleillée. En quelque sorte, il lui faudrait rentrer dans le rang, ce qui est contraire à son caractère.
Éva reste un peu silencieuse, les yeux toujours embués, regardant avec dépit les gens devant elle qui posent leurs valises sur le comptoir de dépose des bagages. Puis après avoir fixé du regard son mari, elle reprend la parole avec un air déterminé.
• Ce dont j’ai envie c’est de faire des choses folles, inattendues, renverser le destin. Le retour à la liberté me donne des ailes. Plus rien ne pourra être comme avant. Il me faut un défi, ne pas tomber dans la facilité.
• Et as-tu une idée sur ce défi, sur cette chose folle que tu pourrais faire ?
• Toi Pierre, t’est-il déjà arrivé de faire quelque-chose de fou, guidé par une intuition ?
• Oui bien sûr, quand on est partis en Israël mais aussi lors de cette fameuse réunion à la préfecture, où je t’ai abordée, puis lorsque je t’ai écrit pour la première fois quelques jours après. C’était un peu fou pour un agriculteur de Sivens de déclarer sa flamme à une zadiste. Mais c’était plus fort que moi, irrépressible. J’ai senti qu’il fallait que je le fasse, car sinon j’allais le regretter toute ma vie.
• Oui c’est çà, il y a des moments dans la vie où il ne faut pas reculer sous peine d’avoir des regrets éternels !
Et puis contradictoirement à ses idées écologistes, elle adore les aéroports. Depuis toute petite car ses parents voyageaient beaucoup, elle aime cette poésie particulière que dégage ce lieu de transit vers un ailleurs.
Adolescente, elle se collait devant le tableau des départs et ses informations scintillantes, évoquant des destinations exotiques. L’idée que les voyageurs empruntant ces avions iraient quelques heures plus tard flâner dans les rues de ces villes lointaines la faisait rêver. Aujourd’hui encore, elle considère les aérogares comme un endroit extraordinaire pour contempler ses contemporains, perchée sur le tabouret d’un café ou en arpentant le trottoir roulant. Pour observer, également, les sentiments humains lors de ces deux extrêmes que sont dire au revoir à quelqu’un que l’on aime ou, au contraire, l’accueillir après une longue absence.
Ce kibboutz a été créé en 1912 par 130 juifs ashkénazes d’origine russe et polonaise adhérant au mouvement sioniste socialiste. Ils ont ensuite été rejoints par d’autres ashkénazes venant d’Allemagne et fuyant le nazisme. Les pionniers construisirent deux cabanes en bois sous forme de dortoir et sans le moindre confort. Une pour les hommes et l’autre pour les femmes. Pas de douche et une seule toilette collective, située dans un cabanon extérieur. Ils apprirent sur le tas les bases de l’agriculture dont ils ne connaissaient rien.
Lors de la collation de l’après-midi, la chaleur était forte et la dame a enlevé son gilet. Pierre a remarqué tout de suite le matricule tatoué sur l’avant-bras gauche, abjecte signature du camp nazi d'Auschwitz, qu’il avait déjà vu dans des films et des documentaires. Le jeune homme en a été bouleversé et a compris le souhait de la vieille dame, de bonne entente entre les jeunes du monde entier.
Elle s’appelle Sarah, comme dans la chanson de Jean-Jacques Goldman
La vie est un ascenseur émotionnel qui fait passer les gens de la tristesse à la gaieté.
Mais ce papier ne vaut rien si Éva n’est pas libérée. Le tarnais, qui se bat depuis deux jours contre les administrations, comme Don Quichotte contre des moulins à vent, s’en remet au ciel.
La Bible posée sur un guéridon, il prie avec ferveur pour sa femme et pour son enfant dont il ignore tout.
Quel choc pour un chef d’exploitation agricole, après avoir tout perdu, de se reconvertir en simple saisonnier. Lorsqu’il est entré ce matin dans la palmeraie, Pierre a songé à ces vers de Kipling : « Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie ; Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir ».
Tous nos paysages, en France comme dans le monde sont généralement le fruit d’un héritage, d’une transmission. Il faut poursuivre l’œuvre de ses aïeux et embellir sa terre promise.