AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
Depuis mes dix-sept ans, Friedrich Nietzsche D ne m'a pas quitté. J’ai d’abord été séduit par son nom illisible : un z mal placé, et un sche imprononçable. Je l’ai lu pour la première fois en découvrant son poème excessif, son évangile à l’envers, Ainsi parlait Zarathoustra, auquel je n’ai rien compris. Mais j'en ai savouré l’éloquence, la cadence, la démesure. Par la suite, j'ai lu Par-delà bien et mal. Le titre me plaisait; il parlait à celui que j'étais, au plus profond de moi, adolescent échoué sur le sable gris des adultes, offert sans réserve aux tourments de l’âme: je me sentais concerné. Et puis, j'ai fini par lire son œuvre complète, assis sur un tabouret dans une chambre d'étudiant à Pékin. Je me suis enivré de celui qui avait fini par signer ses lettres « Dionysos». Très vite, je compris que je n'avais pas affaire à un philosophe, mais à un artiste, un poète considérable. Son style m’emportait, me faisait tourner la tête, par ses intuitions, ses clameurs tournées en dithyrambes. J'y retrouvais aussi l'élégance et l’ironie des moralistes français, à commencer par Vauvenargues, La Rochefoucauld, Chamfort et Joubert, que je chérissais. Nietzsche écrivait en français, avec des mots allemands. Dans ses phrases, j’entendais distinctement une authentique musique, piano, cordes, Cuivres et percussions.
J'ai donc tout lu tout, puis je me suis égaré dans d’autres littératures. J’ai avalé la tiédeur des livres inutiles ou accessoires. Je n’ai pas réussi tout à fait à me désennuyer.
Un jour, par curiosité, J'ai écouté une petite pièce pour piano composée par Nietzsche. J'ai été ému par ces notes claudicantes, ces harmonies presque inachevées qui cherchent sans détour à vous arracher des larmes, Cette musique innocente, mélancolique à souhait, d’une inspiration ô combien juvénile, il l'avait rêvée dionysiaque, musique de danseur et de satyre surgie de la nuit du monde. Il n’en fut rien: ces frêles compositions n’annoncèrent pas le grand renouveau de la grande musique allemande. Mais le dilemme du philosophe musicien, écartelé entre sa délicatesse romantique et ses rêves d’Antiquité, me bouleverse toujours. J’ai aussi longuement médité sur son rapport parricide à Wagner; j'ai entendu son aversion pour cette musique trop «teutonne », obéissant avant tout aux injonctions du théâtre. Et j'ai ressenti sa blessure, faite d’amertume et de colère froide.
Enfin, j'ai admis que la rencontre de Nietzsche ne se limitait pas à la seule lecture: il s'agissait d’une expérience totale, en partie philosophique, mais surtout esthétique, c’est-à-dire poétique et musicale. Nul n’en sort indemne, pas même ceux qui ont porté l’auteur aux nues dans leurs folles années, avant de se montrer désabusés. Ils lui tiennent rancœur de les avoir étourdis. Ingrats, ils voudraient l’oublier, mais Nietzsche ne s’oublie pas: sa pensée tourbillonnante, paradoxale, polémique, à la fois désespérante et gaie, nous hante. À le lire et à le relire, on s’aperçoit que la musique imprègne son écriture: ses phrases sont toujours musicales, ses livres sont des symphonies. Nietzsche est musicien avant tout; la musique ne l’a jamais quitté. Sa vie se lit à livre ouvert dans les quelques partitions qu’il nous a laissées, et qu’il faut entendre pour ce qu’elles sont : des promesses.
À une demi-heure de Leipzig, au milieu d’une campagne verdoyante piquée de coquelicots, se dresse le petit village de Röcken, aujourd’hui menacé d’être détruit par le projet d’exploitation d’un gisement de lignite. La maison est imposante, avec son toit immense percé de trois larges fenêtres, comme des yeux mi-clos. C’est là que Friedrich Nietzsche est né le 15 octobre 1844, et c’est là qu'il passe ses premières années dans une heureuse insouciance. Viennent une sœur, Élisabeth, et un frère, Joseph. La mère, Franziska, couve littéralement le petit Friedrich; elle le surveille sans cesse, s’inquiétant de ses moindres faits et gestes, au point qu’il ne parvient pas à parler comme les enfants de son âge. Il faut l’intervention du médecin de famille pour qu’il accède à la parole.
Après des mois de maladie, Ludwig Nietzsche, le père adoré, meurt d’un ramollissement du cerveau.
Il a trente-cinq ans, et son fils aîné en a cinq. Ce fut un pasteur résolument luthérien, lui-même fils de pasteur, doublé d'un excellent pianiste, féru de grande musique. Le dimanche, dans son église, on chantait, on composait même quelque lied à l'occasion d'un anniversaire ou d’une veillée de Noël.
Le jour de ses obsèques, en début d’après-midi, on entendit une grande sonnerie de cloches jusque loin à la ronde. Ce «glas caverneux » ne quittera plus les oreilles de Friedrich, lequel frémira longtemps au souvenir de la sombre mélodie du choral chanté dans l’église: Jésus mon refuge.
Quelques mois plus tard, après une courte maladie, c’est au tour du petit frère de trouver la mort. Friedrich restera à tout jamais meurtri par ces deux disparitions.
Privé de son père, privé de son frère, il grandit dans une société composée entièrement de femmes: la mère, la sœur, la tante, la demi-sœur de Ludwig et la vieille domestique. Toutes ont vu en lui un futur pasteur, digne de son père et de ses grands-pères, puisque sa mère descend elle-même d’une lignée de pasteurs. Le destin est déconcertant, qui fera de ce petit garçon entouré d’une famille pieuse le grand ennemi du christianisme et de la religion réformée.
Très tôt, il se met au piano; il passe pour un élève doué, apprend à lire la musique et à déchiffrer des œuvres symphoniques qu’il joue dans leur transcription pour clavier.
Friedrich, par ses manières affectées, sa politesse excessive et son élocution d’ecclésiastique, devient la risée de ses camarades qui le surnomment «le petit pasteur ». Il délaisse l'emploi du dialecte pour ne plus parler que dans la langue classique.
Il ressent pour la musique une attirance profonde. Sa mère s’attache à ce qu’il suive une instruction musicale poussée. Elle prend elle-même des cours de piano afin de pouvoir jouer avec lui et le voir progresser. Il étudie les traités d’Albrechtsberger, et acquiert suffisamment de connaissances en matière de composition et d’harmonie pour se mettre à écrire d'innombrables fugues.
À l’âge de quatorze ans, il compose différentes pièces pour piano, notamment des fantaisies et des mazurkas. Il note: «Si Dieu nous a donné la musique, c'est d’abord pour qu’elle nous aide à nous élever plus haut. Elle possède tous les pouvoirs; elle peut nous exalter, nous divertir, nous rasséréner, ou briser le cœur le plus rude par la douceur mélancolique de ses accents. Mais sa destination principale est de diriger notre pensée vers ce qui est au-dessus de nous, d’élever notre âme et même de nous ébranler. [...] Si la musique ne sert qu’au divertissement ou à la vaniteuse ostentation, elle est coupable et nuisible. Ce double défaut est pourtant très fréquent; toute la musique moderne en est envahie. »
Dans la chorale du village, il a le sentiment d’être parfaitement intégré. Il chante à l’église, part pour des excursions avec ses camarades. Il se familiarise avec les œuvres de Schumann, Mendelssohn et Mozart, compose un petit chant de Noël sur ces paroles: « Ouvrez-vous toutes grandes, ô portes du monde, devant la gloire du Seigneur... »
En revanche, le dessin lui est un supplice. Il se montre absolument réticent à cet enseignement et ne parvient pas à accomplir le moindre exercice satisfaisant. On a conservé des croquis de sa main, notamment une bataille navale — pour le moins embrouillée. La peinture ne l'attire pas, malgré quelques velléités suscitées par la visite de différentes expositions; l'architecture non plus: son goût se porte très nettement vers la poésie, qu'il lit et écrit dès l’âge de neuf ans. Et vers la musique — l'oreille avant l'œil.
En souvenir de son père, il compose un arrangement pour quatre voix et des chorals, des messes, un oratorio de Noël, restés à l’état d’ébauches. Il parvient à achever un Miserere. La musique religieuse est pour lui le plus court chemin pour accéder au sacré. Écoutant La Passion selon saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach, il est ébloui: « Le christianisme, pour qui l’a totalement désappris, retentit ici véritablement comme un évangile. »
Il réclame sans cesse des feuilles de partition, surtout à l'approche de Noël — il ne peut imaginer cette fête sans nouvelles compositions. Il assiste à de nombreux concerts, à des récitals privés et à des séances de musique de chambre. II chante volontiers, mais c’est au piano qu’il s’exprime le mieux. Il aime improviser et ses auditeurs en sont durablement impressionnés. Ce goût pour l'inattendu, pour le jaillissement spontané des notes, des accords, des tempos ne l'abandonnera jamais.
Commenter  J’apprécie          91





Ont apprécié cette citation (9)voir plus




{* *}