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Citation de Charybde2


Les trois pièces présentées ici ne relèvent donc pas de ce qu’on appelle le « théâtre scientifique » : la science n’apparaît jamais comme corpus de savoir constitué dont on voudrait partager, par la scène, les conclusions. Pourtant les sciences sont partout présentes parce qu’il est totalement impossible d’aborder les questions de sensibilité aux menaces écologiques sans passer par elles. Mais ces sciences du système Terre et du climat n’ont pas du tout l’aspect habituel des sciences froides et assurées que l’on s’obstine parfois à vouloir mettre en scène. Elles sont multiples, dispersées et souvent controversées. Elles ne sont pas confinées dans les laboratoires. Elles obtiennent collectivement des résultats extrêmement solides et en même temps chacune est très dépendante des instruments, des crédits, des disputes, des modèles. Le terme de Gaïa, proposé par le scientifique anglais James Lovelock, est idéal pour résumer tout cet ensemble d’instruments, d’intuitions, de modèles, d’hypothèses sur ce que signifie habiter sur Terre. Gaïa est un personnage hybride, tellement multiple qu’elle est récalcitrante aux formes usuelles de régime scopique. Cela fait d’elle un formidable personnage de théâtre.
La science fait aussi théâtre dans un second sens : elle met en scène des acteurs, souvent inconnus, qu’elle découvre et rend visibles. C’est ce que permet de comprendre l’analyse sémiotique des articles scientifiques qui prête une attention aiguë à ce qui agit dans le texte. Aucun texte de pensée ne peut fonctionner sans figures, sans figuration – ce que Deleuze appelait les « personnages conceptuels ». Dans tout article scientifique, y compris le plus technique, une multitude de figures ne cessent d’entrer et de sortir sur la scène du texte, d’agir et d’interagir. Une telle approche, indissolublement sémiotique et dramatique (au sens classique de drama, d’une théorie de l’action) permet de comprendre comment la science se fait en peuplant progressivement le monde d’êtres nouveaux dont elle suit les actions (la « performance » en termes sémiotiques) avant de pouvoir les identifier et les nommer (la « compétence »). En un sens, le théâtre est devenu pour nous le moyen de prolonger sur une autre scène – à côté de la scène du texte – l’observation des acteurs et actants du monde dans toute leur hétérogénéité ontologique. Dès lors, l’une de nos principales questions était de comprendre pourquoi le théâtre se limite le plus souvent à mettre en scène des humains, alors que la science révèle et peuple le monde d’une multitude d’acteurs nouveaux, inconnus, étranges et passionnants. Cette séparation entre deux types de théâtres duplique en quelque sorte le « grand partage » opéré à l’âge classique entre le naturel et le social. Auparavant, dans le théâtre antique ou dans le théâtre élisabéthain, le lien entre le théâtre des humains et le théâtre des êtres de la nature était encore puissant. Dans le passage d’un théâtre en extérieur à un théâtre fermé, à huis clos, s’est accomplie semble-t-il cette séparation : d’un côté le théâtre des humains, théâtre fait de passions, de conflits politiques, de crimes, de désirs, de corps ; de l’autre, le théâtre des êtres de la nature tels qu’ils sont mis en scène dans les laboratoires de la science. À bien des égards, le dispositif architectural, optique et technique qui se met en place à la fin de la Renaissance et va donner lieu à l’émergence du théâtre moderne est conçu pour montrer les passions humaines « purifiées » des puissances d’agir des êtres de la nature. Les scènes de théâtre telles que nous les connaissons sont précisément conçues pour donner à voir avant tout les interactions et les passions humaines. C’est un théâtre qui se déroule non plus avec, mais devant le décor de la nature : rideau de fond de scène à l’imitation des paysages de la tradition picturale, puis décor illusionniste dans lequel s’inscrivent les actions humaines.
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