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Citation de Charybde2


Les technologies de la communication et de l’information – les machines scientifiques de la reproduction plutôt que de la production (qui, toutefois, retournent cette dernière pour en faire leur prédécesseur incompris) – dramatisent cette transformation de l’objet-monde et de son idée matérielle. Mais elles deviennent magiques lorsqu’on les saisit comme des allégories d’autre chose, de l’ensemble inimaginable du réseau mondial décentré. Les nouveaux ingrédients figuraient déjà, sous forme d’élégants caractères en style télex, dans le générique des Trois Jours du Condor (Pollack, 1975). Dans le cinéma postmoderne, le générique est devenu un espace discret mais crucial où, comme dans les anciens modes musicaux, les habitudes perceptuelles du spectateur sont orientées vers des techno- ou des déco-graphismes.
Le rapport entre cette technologie et la mort se trouve ensuite inscrit dans la séquence d’ouverture de Condor, où tout un bureau de petits chercheurs et spécialistes en espionnage est liquidé, apparemment par erreur : parmi les cadavres, le claquement des traitements de texte déchire le silence, poignante surcharge sonore où les machines continuent d’affirmer leur existence en produisant du « texte » (il serait intéressant de juxtaposer cette scène au début de L’Exorciste (Friedkin, 1973), où les battements d’ailes et les grattements des poulets dans le grenier font peser une menace organique).
Mais traditionnellement, qui dit « médias » dit transports. L’incorporation des grands réseaux de circulation constitue l’un des éléments les plus beaux et les plus pertinents du film de Pollack : non pas simplement les ponts et les autoroutes démesurés de Manhattan, mais le vol New York – Washington, les extrêmes dialectiques que sont l’hélicoptère et la camionnette, et l’insertion résiduelle du réseau ferroviaire qui insinue que l’autre bout de cette carte spatiale se trouve quelque part, dans les neiges du Vermont.
Cette radiographie des médiations fonctionnelles dans l’espace fut achevée, comme programme, dans Marathon Man de John Schlesinger (1976) : quasi-anthologie des types d’espaces et de climats, ce film suggère la vocation totalisante d’une telle collection géographique, souvent nécessaire à titre de support ou d’image rémanente dans ces récits qui entendent proposer une cartographie structurale de la totalité sociale.
Il sera peut-être commode de suivre cette évolution en prenant pour précurseur de ces films une œuvre maîtresse de l’ancienne esthétique, La Mort aux trousses, d’Alfred Hitchcock. Comme son titre original le suggère, le quadrillage narratif de ce film, qui nous propulse d’une chambre d’hôtel vide à une autre située à l’autre bout de l’Amérique du Nord, rejoue cette esquisse vide des quarante-huit États que tout bon citoyen américain porte gravé dans son esprit comme un logo. Du Seagram Building de Manhattan (construit peu avant le tournage par Mies van der Rohe) à un champ de maïs de l’Illinois devenu célèbre, du quartier général de la CIA à Washington DC jusqu’à la roche du mont Rushmore couronnée par les figures des quatre Présidents américains, en passant par cette maison moderne située à proximité de la frontière canadienne – située, donc, au bord du monde lui-même (d’où les avions s’envolent pour les ténèbres du Rideau de Fer) : dans cet enchaînement, les différents paysages émettent des messages narratifs spécifiques mais complémentaires, comme si, à la toute fin de la modernité, s’opérait un retour aux langages sémiotiques de ces récits tribaux décryptés par Lévi-Strauss dans des études comme « La Geste d’Asdiwal ».
Mais la frénésie de la poursuite – dont on sait qu’elle est, chez Hitchcock, non seulement motivée par l’intrigue d’espionnage, mais plus fondamentalement par le triangle amoureux – confère à ce déplacement un peu de la passion et de la valeur de l’épistémologique : le désir de saisir la bête elle-même, comme Mailer l’a dit de ce désir nommé Le Grand Roman Américain ; l’aspiration à couvrir tout le champ et toutes les bases, habité du sentiment confus que ce gigantesque « objet petit a » contient les secrets mêmes de l’Être. En ce sens, La Mort aux trousses n’est comparable qu’à la course désespérée de Joe Chip, dans Ubik de Philip K. Dick (1969). Parti de l’ancien aéroport de La Guardia de New York pour rejoindre un funérarium de l’Iowa, il voit le temps historique se désintégrer implacablement autour de lui : les jets du futur deviennent de petits biplans, la haute technologie s’évanouit comme en rêve, et l’espace prend des proportions menaçantes – le plus brillant de tous les cauchemars de Dick, où la moindre régression dans le temps augmente lentement mais sûrement la distance qui vous sépare de l’objet du désir.
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