Les deux plus grands cinéastes italiens, Visconti et Fellini, nous ont livré chacun une manière de voir Venise. Deux visions diamétralement opposées. Visconti, en artiste raffiné, montre dans Senso le décor prestigieux construit par les hommes en plusieurs siècles de labeur, d'intelligence et de génie : cet ensemble, unique au monde, de façades, de canaux, de ruelles, d'églises, de places, d'arcades, de festons, d'ogives, de rosaces, connu sous le nom de Venise. Vision classique, portée à son plus haut point de perfection par un grand esthète et un grand patricien, qui aurait pu être le familier des doges. La Venise de Visconti aurait plu à Ruskin, à Proust. Fellini, lui, colosse balzacien, plus sensible aux causes premières et aux forces cachées qui meuvent le monde, a été fasciné par la pâte originelle dont Venise est pétrie. A travers l'eau des canaux, il a vu la boue de la lagune. D'où cette exigence, absurde apparemment, mais combien juste et profonde, de reconstituer en studio, pour son Casanova, une eau en matière plastique, une eau épaisse, caoutchouteuse, plus vraie que l'eau réelle.
Dominique Fernandez
Bien avant que le XXe siècle ne parte à la recherche du temps perdu, le mythe de l'enfance flottait sur la lagune. Fulvio Roiter, dans son album, nous montre beaucoup d'enfants. Il faut l’œil d'un grand photographe pour nous débarrasser des clichés que trop d'esthètes, trop de littérateurs ont collés sur Venise. Venise n'est ni ce théâtre d’illusions planté pour une mascarade frivole, ni cette nécropole geignant d'échos funèbres : mais une cité vive, jeune, changeant au rythme des saisons, blanche de neige l'hiver, couleur de saumon au printemps, de rouille à l'automne ; luttant courageusement contre l'adversité, qui a pour nom aujourd'hui finance, industrie, technocratie ; mais surtout, il importe de le comprendre, une cité où la beauté n'a jamais été un placage élitaire, mais l'expression même de la vie.
Dominique Fernandez