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Citation de Toocha


Enceinte, tu avais même l'impression d'avoir atteint une sorte d'acmé. "Tu rayonnes", "Tu es superbe", "Tu as l'air si épanouie". Jamais cela n'avait été aussi facile d'être une femme. Pour la première fois de ta vie, tu te sentais légitime. Plus que jamais reine en ton royaume. Plus de drague, plus de reproches, plus d'injonction à rester mince. Enfin à toi, le droit de bouffer, d'être de mauvais poil, de ne rien faire de tes journées. Peut-être n'as-tu désiré un enfant que pour cela : être enceinte, et qu'on te foute enfin la paix. Être enceinte, et avoir le droit d'être libre autant qu'un homme.
Mais te voilà ce matin, l'enfant sorti de ton ventre. Et cette intuition déjà que la paix est finie. Désormais, tu es mère. Et les griffes du patriarcat se jetteront sur toi de plus belle.
Pour l'instant, personne encore n'est venu te voir. Personne encore pour te dire comment tenir ton enfant, comment le nourrir ou l'éduquer comme il se doit. Mais même dans cette solitude, tu le sens, cet inquisiteur tapi au fond de toi. Cette voix où se mêlent toutes celles qui se sont plantées en toi depuis que tu as conscience d'être une fille : mères, amies, hommes, corps médical, médias. Cette voix qui t'a harcelée pour que tu sois plus belle, pour que tu sois plus sage, pour que tu ne te plaignes pas. A peine ta fille est-elle née que l'inquisiteur est là, de nouveau. A scruter chacun de tes gestes. A guetter le moindre faux pas. Cette phrase dans ta tête, alors que le bébé est dans tes bras, et qu'au lieu de l'amour c'est l'angoisse qui t'envahit : "Tu l'abîmes."
Cette phrase va te poursuivre des semaines, des mois, des années. Tes seins sans lait, les biberons donnés dans un aveu d'échec : Tu l'abîmes. Ton visage sans sourire au-dessus du tapis d'éveil, tes yeux éteints alors qu'ils devraient s'émerveiller : Tu l'abîmes. Ton impuissance à la calmer lorsque son corps se vrille et qu'elle hurle toute la nuit : Tu l'abîmes. Ta rage et tes poings qui se serrent pour ne pas la secouer. Tu l'abîmes. Le psychiatre qui t'annonce que tu fais une dépression du post-partum, que tu dois prendre des médicaments, que peut-être même tu devras aller à l'hôpital : Tu l'abîmes. Tes petits pots industriels alors que tes copines font des purées maison : Tu l'abîmes. La télé allumée parce que tu ne sais plus comment l'occuper : Tu l'abîmes. Tes "non", tes chantages, tes punitions, ta voix qui se lève, tes émotions comme des tempêtes, ton incapacité à rester calme et à accueillir les siennes : Tu l'abîmes. Tes ras-le-bol, tes regrets, ta patience en miettes : Tu l'abîmes.
Pour l'heure, ce petit bout de vie est encore lisse. Comme une promesse de douceur et de pureté. Mais il y aura des accrocs. Il y aura des défaites. Toutes ces fois où tu te diras que c'est foutu, que tu gâches sa vie, que tu ruines son potentiel. Qu'un jour elle te détestera et que, comme on te l'avait prédit, tu finiras toute seule. Toutes ces fois où tu penseras : "Je n'ai pas réussi."
Tu ne le sais pas encore, mais en donnant raison à l'inquisiteur, c'est toi-même que tu abîmeras.
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