Je suis tombé dans un piège orchestré par le Général Oufkir, le tortionnaire attitré du Roi Hassan II. Un homme si puissant et cruel qu'il est même redouté par le Roi. Un ancien hero de l'armée française médaillé pour hauts faits de guerre, notamment celle de l'Indochine.
J'ai eu le malheur de nouer une relation amoureuse avec sa femme Fátima Oufkir quelques mois auparavant, sans savoir au début de qui il s'agissait.
Il veut m'emasculer !
J'avais cinq ans, un tablier à carreaux rose et blanc. C'était en 1945, en Haute-Loire, au Monastier-sur-Gazeille. De ce temps-là datent mes premiers vrais souvenirs. Marqués au sceau de la guerre. Mais, alors, pour moi ce mot « guerre » restait une abstraction. Plutôt que le reflet d'une réalité douloureusement vécue ce qui, Dieu merci, n'avait pas été véritablement mon cas. Ce que je savais, que j'avais dû entendre mille fois répété : si tout avait été bien mieux avant la guerre que pendant la guerre, si tout était nettement mieux après la guerre que pendant la guerre, tout avait été mille fois mieux avant la guerre qu'après la guerre.
Je sentais confusément que la guerre avait été un épouvantable gouffre noir. Le miracle était pour moi qu'il n'eût pas englouti ma famille.
Jusqu'à l'âge de sept ans, j'ai donc porté, pour aller à l'école, des tabliers taillés dans un inépuisable coupon ? mais peut-être me semble-t-il si grand que parce que j'étais alors si petit ?? que ma grand-mère maternelle avait donné à ma mère et dans lequel celle-ci avait puisé, au fil du temps, de quoi confectionner quelques tabliers, toujours soigneusement amidonnés, et qu'elle lavait en alternance.
Ma mère avait une horreur maladive des taches et des faux-plis, une obsession maniaque de la propreté. Le rose n'était pas à l'époque une couleur dont on affublait volontiers les petits garçons, mais l'heure était encore à la pénurie dans bien des domaines, notamment vestimentaires.
Ma mère a souvent raconté l'histoire du costume du Docteur Cornaire, coupé dans un indéfinissable tissu couleur bois de rose ou lie de vin irisé. « Il brillait, il étincelait plutôt, au moindre rayon de soleil. Mais, un jour que nous revenions du Gerbier des Joncs à bicyclette, un orage nous a surpris. En arrivant à la maison, le docteur Cornaire était pratiquement en culottes courtes et sa veste avait rétréci de moitié. Le tissu ne brillait plus, s'est raidi en séchant et a viré au rouge cramoisi moiré ».
La « maison », c'était la pharmacie du Monastier. La pharmacie de mon père, seule et unique pharmacie du village. Et la seule qui put « servir » tous ces gens de la montagne, le Mézenc, le Gerbier des Joncs, la Haute-Ardèche et l'orée de la Lozère.
Elle était ouverte au plein milieu du bourg, dans la longue rue principale, au rez-de-chaussée d'une grande maison construite tout juste avant la guerre et où nous avons toujours vécu, mes parents, mes deux frères et moi. Elle est toujours là, sans mon père, parti en 1981. Toujours là, avec son carrelage noir et blanc, son mobilier de bois verni. Les comptoirs et des rangées de pots en verre ou en faïence. Dans une niche, sur le mur du fond, face à la porte d'entrée, à gauche et à droite du grand comptoir, trônent encore les bustes en plâtre doré d'Esculape et d'Hippocrate. Sur les étiquettes rouge et or de certains pots, les noms, étranges et mystérieux de certains produits : Uratropine, pastilles de Kermès, teinture de Jaborandi, Baume tranquille, feuilles d'armoise, protoxalate de fer, guimauve, huile camphrée.
Quelques pots sont encore à demi remplis de poudres multicolores et scintillantes. Il me suffit de m'asseoir à la place qu'aimait à occuper mon père, derrière le petit bureau à cylindre abritant tous ses livres et ordonnanciers, pour rendre à la vie cette pharmacie momifiée.
Notre point de rendez-vous préféré, c’était la sacrosainte « pierre des cabinets », place de la Fromagerie : une vaste pierre blanche rectangulaire, posée au bord de la rue, et qui abritait les WC municipaux, lesquels s’ouvraient en contrebas sur la rue de la Carotte. Un jour, le Toude, une figure du pays, sortit en hurlant un flot d’injures de ce mausolée historique. Quelqu’un avait volé les tuyaux de plomb de la chasse d’eau qui, du coup, s’était, d’un seul flot, libérée sur lui. L’histoire fit le tour du Monastier en dix minutes et le Toude la raconta lui-même partout, dans les cafés surtout, échangeant quelques canons de vin contre cette histoire d’eau. Les voleurs de tuyaux courent toujours.