Une chose en tout cas est certaine : pour eux je suis aussi transparent qu'une méduse de la mer de Chine. Etre taxi est un sous-métier que l'on méprise. Le gardien, tout aussi invisible, dépose deux lourdes valises, dans le coffre, écrasant le véhicule sur ces amortisseurs.
A peine entrés dans le taxi, ils déversent leur agressivité sans même même dire bonjour.
" Kuaï, kuaï (1) , dépêchez-vous chauffeur, notre vol décolle dans une heure trente à l’aéroport de Hongqiao. "
J'enclenche la première tout en les observant dans le rétroviseur. Deux bêtes curieuses de plus à ajouter à ma collection.
(1) Kuaï, kuaï : Vite Vite
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Il est primordial de maintenir la pression sur ses équipes tout en insistant sur le côté aléatoire et imprévisible de la sanction. Il s’agit de maintenir un climat lourd pour conserver des troupes toujours sur le qui-vive. J’en vire un de temps en temps, au hasard, ça me maintien une équipe de travail à moindre frais. Le management, c’est finalement assez simple, il n’est pas nécessaire de lire des tonnes de bouquins.
On n’a jamais deux fois l’occasion de faire une bonne première impression.
Le jour de repos était attendu avec impatience, l’occasion de sortir de notre prison de travail, d’aller se balader en ville avec des copains, de rêver devant les boutiques de vêtements et de téléphones et de s’offrir quelques bonnes pattes de poulet au dîner. Contre quatre mois de salaire, le dernier iPhone devenait un rêve accessible. Au prix d’un plan drastique d’économies sur la nourriture, les vêtements et les sorties, quelques-uns ont pu se l’offrir, paradant ensuite fièrement avec leur trophée dans les locaux de l’usine Je suis resté là-bas quatre années, à travailler six jours sur sept, sans vacances. Vous essayer de vous évader, de penser à autre chose mais vous devenez malgré vous un robot, comme tous les autres à côté de vous, c’est inévitable. Derrière chaque paire de mains travailleuses subsistait pourtant un homme ou une femme, avec sa vie, ses attentes, son histoire et ses passions. Mais pour le patron de l’usine, nous étions simplement une armée de 20000 clones, 20000 paires de bras interchangeables à l’infini. Si certains partaient, d’autres se battaient pour les remplacer, nous étions de simples numéros.
C’est une aberration que les travailleurs migrants ne puissent pas se déplacer avec leurs famille et bénéficier d’un minimum d’assurance santé et d’une place à l’école pour leur enfant. Ils sont exploités et se tuent à la tâche jour et nuit pour construire nos belles villes et faire briller notre pays. Ce sont eux les vrais héros. Et s’ils se cassent une jambe, on les renvoie dans leur province et leur vie s’arrête.
La grande qualité d’un citoyen lambda, c’est d’avoir la mémoire courte. La meilleure façon de lui faire oublier, ou de lui cacher, une information est de lui en donner rapidement une autre, et de la lui marteler sans relâche. Comme un chien à qui on offrirait un os plus appétissant que le précédent. A force de répétition, n’importe quelle idée peut devenir une vérité acceptée et partagée par le peuple. La seule inconnue est le temps que cela prendre pour effacer une information de la mémoire collective et y graver autre chose durablement. Le cerveau est simple disque dur. Avec le temps, les souvenirs peuvent être effacés, et nous faisons confiance à nos équipes pour mettre sur pied les explications les plus farfelus pour les événements embarrassants. Une réserve stratégique de bonnes nouvelles est en permanence prête à inonder le flux d’information : naissance d’un panda, construction d’une tour ou d’une ligne de métro, réussite d’une entreprise chinoise à l’étranger, miracle d’un enfant sauvé dans une quelconque catastrophe, vieille dame qui fête son centième anniversaire, la liste est sans fin.
Le changement d’époque fut brutal. Nous étions un peuple uni autour d’un idéal révolutionnaire et nous devenions des individus en quête de bien-être personnel. Était venu le temps du chacun pour soi et du tant pis pour les autres. Seuls les plus forts s’en sortiraient, le temps du bol du riz en fer, garantissant la sécurité d’un emploi public à vie, était révolu. Il faudrait se battre au crever.
Quand je vois ces paysans marcher avec leur fourche au bord de la route, tristement perdus dans leur quotidien archaïque, alors l’incroyable modernité de mon monde me saute aux yeux. Un Grand Bond nous sépare.
La diffusion de vidéos sur le Internet est notre ultime recours, une justice par le peuple.
Avec un journal papier ou télévisé, nous abreuvons en direct un cerveau débile, sans qu’il aucune possibilité de répondre ou de rebondir sur l’information. Il était béni, ce temps où l’information brute était consommée sans rechigner. Parfois, j’envie mes collègues de l’époque, tout était plus simple sans cette saleté d’Internet.
Nous sommes donc passés en urgence de la case à l’usine. Les sites ont fleuri par dizaines de milliers, des sites publics, des sites d’informations, des sites privés, et avec eux la nécessité de vérifier l’information sur tout et tout le temps. Weibo, notre Twitter à nous, le site de mini-messagerie de 140 caractères maximum, est passé de 0 à 600 millions d’utilisateurs entre 2008 et 2015, soit la moitié du pays, et presque autant de petits malins capables d’exprimer leurs talents narcissiques et d’y aller de leur commentaire sur la toile à chaque fait de société. 600 millions de lignes éditoriales. Une bombe à retardement.