Gillian Summers

On aurait cru qu’un malin génie avait installé une salle de
lecture dans un wagon de montagnes russes. Prenant place
dans un avion incroyablement minuscule, Keelie Heartwood
s’efforçait de lire le Livre des charmes et traditions des elfes. Les
mouvements saccadés de l’appareil compliquaient toutefois
la lecture de ce livre et de sa calligraphie sinueuse.
Ne vomis pas, ne vomis pas, ne vomis surtout pas, se
répétait-elle. Elle avala de travers. L’efficacité de son mantra
était d’ailleurs limitée. Les pages épaisses du livre ancien
se balançaient sans cesse. Pendant ce temps, les lettres
oscillaient constamment sur la page en mouvement. Keelie
avait le sentiment de lire un livre tout en étant assise sur
une balançoire. Elle avait l’impression de lire la formule
d’un sortilège destiné à transformer une fleur en mauvaise
herbe.
Tout cela avait l’air inutile. Pourtant, ce livre avait été
écrit par des elfes. Et Keelie était à moitié elfe. Or, elle n’était
pas sans savoir que les faits et gestes des elfes n’ont guère de
sens dans notre monde moderne. Lord Elianard, son guindé
professeur de traditions, serait sans doute honoré de savoir
qu’elle lit des ouvrages elfiques. Par contre, il ne s’abaisserait
jamais à le lui dire. Chose certaine, Keelie croyait avoir
mérité quelques points supplémentaires pour avoir effectué
cette lecture dans un avion chancelant à travers les nuages.
Ce trajet en avion ressemblait à s’y méprendre à la démarche
d’une gamine déambulant sur une plage de sable fin, tout
en étant chaussée de talons hauts.

Du haut de l’escalier, Keelie aperçut une épaisse lisière
de forêt verte. Les collines et les montagnes entourant la
vallée étaient densément boisées. La présence lancinante
de la magie commençait à se glisser sous sa peau, au
point de lui donner des démangeaisons. C’est dans ces
montagnes que l’attendait la mission qu’on lui avait confié.
L’heure était grave : une guerre se profilait à l’horizon. Le
père de Keelie et le Conseil des elfes de la Redoutable forêt
étaient profondément inquiets. Qui donc avait permis
aux êtres humains d’accéder à la magie ? Cette question
lancinante opposait les fées de la Haute Cour et les elfes
de Northwoods. Une guerre se préparait et le conflit
risquait de se propager partout à travers le monde d’ici
peu de temps. Le père de Keelie était cependant convaincu
de la capacité de sa fille à dénouer l’impasse, en dépit de
son inexpérience. Le sang coulant dans ses veines étant
à la fois humain et elfique, Keelie avait la capacité de
jouer un rôle de médiatrice dans ce conflit. Certains
elfes rejetaient cette décision. Or, papa était désormais le
seigneur de la Redoutable forêt. Qui plus est, Lord Norzan
avait expressément demandé qu’on confie cette mission
à Keelie. Berger des arbres de Northwoods, Lord Norzan
avait été impressionné par ce qu’elle avait fait pour sauver
la forêt de séquoias.

Devant fréquemment composer avec les frasques de son
chat maléfique, elle était devenue experte dans l’art de
feindre.
― Il est tellement enjoué, dit-elle alors à la dame âgée.
― Il semble contrarié. S’agit-il d’un vieux chat ? Les
voyages en avion bouleversent les chats plus âgés, ajouta la
dame.
Madame, vous ne savez pas à quel point Knot est âgé…,
murmura Keelie à elle-même.
― Oh non, se contenta-t-elle de prononcer à voix haute,
mon père prétend qu’on a seulement l’âge que l’on ressent
en son for intérieur.
La vieille dame hocha la tête.
― Votre p ère e st u n h omme s age, d it-elle. P uis, e lle
cligna les yeux.
― Votre père est probablement un assez jeune homme,
du moins si on le compare à moi.
Keelie exagéra encore plus l’ampleur de son faux
sourire. Son père, Zekeliel Heartwood, avait en fait plus
de trois cents ans. À ses yeux, cette femme de soixante-dix
ans était presque un bébé. Il s’agissait certes d’un bébé ridé
arborant une mise en plis dispendieuse et portant un pull
de laine polaire portant l’inscription suivante : « Surveillez
le ciel, Ils arrivent. »

Elle entra en contact avec la forêt se trouvant à des
milliers de mètres en-dessous de l’appareil. Elle se mit alors
à sursauter, ayant commencé à ressentir le gémissement
des arbres. Elle élargit ensuite le champ d’action de son
sens des arbres. Totalement submergée par la puissante
angoisse éprouvée par les arbres, Keelie s’enfonça dans
son siège. Cette angoisse lui sembla deux fois plus
douloureuse lorsqu’elle fut en mesure de comprendre les
raisons expliquant son ampleur. Keelie était en effet triste
et endeuillée en raison de la mort de sa mère. Or, cette
douleur avait été ressentie et amplifiée par les arbres,
contaminant ainsi des milliers d’hectares de forêt. Ce
n’était pas exactement le meilleur moyen de faire une
bonne impression sur les elfes de Northwoods.
― Que dois-je faire ? demanda-t-elle.
Sa voix était rauque.
― Détends-toi et tâche de fusionner ton pouvoir avec le
mien.

Big Nugget et la foire de Cristal ne sont toutefois qu’une
étape sur le parcours de Keelie. Sa véritable destination est
le village elfique de Grey Mantle, sur le mont Faron. De là,
Keelie prévoit se rendre à la Haute Cour des fées. On lui
avait en effet confié une mission diplomatique. On raconte
que quelqu’un a permis aux êtres humains d’accéder aux
arcanes de la magie. Depuis ce temps, elfes et fées s’accusent
mutuellement d’être l’auteur de ce méfait aux conséquences
dangereuses. Permettre aux humains d’utiliser la magie
expose les elfes et les fées à bon nombre de dangers.
Les créatures surnaturelles doivent en effet cultiver le
secret et s’assurer de ne jamais révéler leur existence
aux humains. Tels des enfants maladroits, les hommes
abîment et compromettent tout ce qui les fascine et qu’ils ne
comprennent pas.

C’était la faute de ce chat stupide. Elle devait en effet
constamment surveiller Knot. Ce chat est doté d’un
sens de l’humour pervers et douteux, semblable à celui d’une
fée. Qui plus est, Knot a la capacité de faire des ravages, ce
qui n’a rien de rassurant lorsqu’on doit se déplacer en avion,
petit ou grand. Son amie-ennemie Elia prenait également
place dans l’avion, son père Lord Elianard ayant déniché des
billets de dernière minute. Keelie n’était pas malheureuse
de ne pas l’avoir à ses côtés.

Des arbres. Keelie Heartwood ne croyait pas que sa vie pouvait être plus déprimante qu'elle ne l'était déjà, mais la vue de la forêt verte devant elle l'emplit de morosité."

Mais la douleur imaginée de l'arbre réveilla sa souffrance. Ce n'était pas censé se passer ainsi. Maman aurait dû être ici, vivante et forte, le visage au soleil et les pieds sur terre. Keilie trembla. Elle voulait pleurer.