Il a bien eu des accès de pessimisme, dans sa jeunesse, lorsqu'il dévorait Schopenhauer, et de nouveau dans les dernières années de sa vie, au cours des années cinquante, lorsqu'il s'aperçut que ses espoirs historiques ne s'étaient pas réalisés, qu'une nouvelle haine divisait le monde, que de nouvelles menaces de guerre commençaient à poindre à l'horizon. Il ne pouvait s'empêcher de penser que c'était à désespérer de l'humanité et que même son travail était en fait inutile, comme celui de tous ceux qui visaient haut. Il déclara un jour que son ambition était de "répandre un peu de sérénité dans le monde".
Le petit-fils de ce monarque, Guillaume II, je ne l'ai jamais vu personnellement, mais grâce à la description qu'en fit mon père, j'ai tout à fait l'impression de l'avoir rencontré. Mon père l'avait observé à plusieurs reprises, notamment dans un théâtre de Munich à l'occasion d'une conférence du professeur Delitzsch, dont la théorie sur la connexion entre la Bible et Babylone, source de la fameuse querelle sur la "Bible et Babel", avait ému l'opinion aux environs de 1900, Guillaume était assis dans une loge, paré comme un paon, dans le but évident de faire contraste avec l'uniforme noir-argent de son adjudant assis derrière lui, et flirtait avec le public, ce qui était bien dans son genre. A un moment donné il crut que la conférence était terminée et se mit à applaudir. Le professeur s'inclina et continua de parler. L'empereur feignit l'embarras, sourit, fronça les sourcils, secoua la tête et surtout frisa sa moustache incomparable. Il me semble l'avoir vu faire de mes propres yeux, grâce au talent d'imitation exceptionnel de mon père. "Un type peu sympathique" ajoutait-il. Mais un jour qu'il venait de voir aux actualités de la semaine le futur tyran de l'Allemagne, il eut cette phrase : "Guillaume était adorable en comparaison".
Lorsque la femme de Jakob Wassermann publia un livre sur son mari, romancier autrefois très célèbre, celui-ci écrivit à mon père : "On n'a encore jamais vu une femme écrire un livre sur son mari. C'est là une innovation de mauvais goût". j'espère que - mutatis mutandis - vous n'allez pas penser la même chose du conférencier et de l'objet de cette conférence. Ce n'est pas un livre sur Thomas Mann que je vais vous lire, ni un exposé sur son oeuvre. Il y a des critiques plus compétents. Je voudrais seulement vous rapporter quelques souvenirs amusants, et en tout cas personnels.