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Citation de Charybde2


Leila et Jasim étaient mariés depuis dix mille trois cent neuf ans quand ils commencèrent à envisager de mourir. Ils avaient connu l’amour, élevé des enfants et vu prospérer leur descendance, génération après génération. Ils avaient visité une dizaine de mondes et vécu au sein de mille cultures. Ils avaient plusieurs fois repris des études, démontré des théorèmes et acquis puis délaissé toutes sortes de sensibilités artistiques et de savoir-faire. Ils n’avaient pas tout vécu, loin de là, mais quel aurait été le sens de la pluralité des individus si chacun essayait d’épuiser toutes les permutations de l’existence ? Il y avait des expériences, ils en convenaient, que tout le monde devait faire, mais d’autres qui ne concernaient qu’une poignée de gens dans l’immensité de l’espace et du temps. Ils n’avaient aucune envie d’abandonner leurs particularités, ni de réformer des personnalités enracinées dans leurs niches depuis bien longtemps, et encore moins de se lancer dans une énumération mécanique de toutes les autres personnes qu’ils auraient pu devenir. Ils avaient été eux-mêmes, et à cette fin ils en avaient fait plus ou moins assez.
Avant de mourir, Leila et Jasim voulaient cependant tenter quelque chose de grandiose, d’audacieux. Ce n’était pas que leur vie fût incomplète, tendue vers une impérieuse, une ultime et grandiose manifestation. Si une quelconque catastrophe inattendue les avait privés de la possibilité d’organiser cette apothéose, leurs amis les plus proches n’auraient fait aucun commentaire et ne l’auraient certainement pas déploré. Ce n’était pas une compulsion, un vide existentiel à combler, mais c’étaient néanmoins ce que tous deux voulaient, et une fois qu’ils s’en furent ouverts l’un à l’autre, ils y mirent tout leur cœur.
Le choix du projet n’était pas un souci ; c’était une tâche qui ne demandait rien d’autre que de la patience. Ils savaient qu’ils le reconnaîtraient en son temps, quand il leur apparaîtrait. Toutes les nuits, avant de s’endormir, Jasim demandait à Leila : « Tu l’as trouvé ?
– Non, répondait-elle. Et toi ?
– Pas encore. »
Leila imaginait parfois l’avoir aperçu dans ses rêves, mais la transcription de ceux-ci prouvait le contraire. D’autres fois, Jasim était certain que le projet affleurait sous la surface de ses pensées, mais quand il s’immergeait dans celles-ci pour vérifier, cela s’avérait n’être rien d’autre qu’une illusion d’optique.
Les années passèrent, qu’ils occupèrent à des plaisirs simples : jardiner, nager dans les vagues, discuter avec leurs amis, prendre des nouvelles de leur descendance. La découverte de passe-temps supportant la répétition était devenue l’un de leurs champs d’expertise. Mais sans cette aventure mystérieuse qui les attendait, ils auraient jeté une paire de dés tous les soirs, d’accord qu’un double six signifieraient qu’ils en avaient fini.
Une nuit, Leila se trouvait seule dans le jardin à regarder le ciel. Depuis Najib, leur planète natale, ils n’avaient visité que les étoiles porteuses de mondes habités les plus proches, ne consumant à chaque voyage que quelques dizaines d’années. Ils s’étaient fixé ces limites afin de ne pas devenir étrangers à leurs amis, leur famille, et n’avaient jamais vécu cela comme une contrainte. Il était vrai que la civilisation de l’Amalgame courait sur l’ensemble de la galaxie, et qu’un voyageur motivé pouvait passer deux cent mille ans à en faire le tour avant de revenir chez lui, mais à quoi rimait une odyssée d’une telle démesure ? Leur voisinage, avec sa dizaine de mondes, comptait bien assez de variété pour n’importe quel voyageur. Savoir si des contrées plus lointaines recelaient des nouveautés dignes d’attention ou ne constituaient qu’une redite éternelle leur semblait de peu d’intérêt. Autant il était important d’avoir un but, une destination, autant il était vain de se noyer sans raison particulière dans la simple abondance des mondes.
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