Lorsqu’elle se présenta, rien ne distinguait la piste à suivre des mille impasses qui l’avaient précédée.
C’était leur dix-septième année sur Nazdik. Quinze ans auparavant, Leila et Jasim avaient lancé leur propre observatoire – équipé des derniers perfectionnements méticuleusement sélectionnés dans toute la galaxie -, confirmant l’absence de résultats de leurs prédécesseurs.
Ils s’étaient installés dans une routine tranquille, explorant systématiquement les possibilités que l’observation n’avait pas encore écartées. Entre les scénarios manifestement impossibles – la présence dans le bulbe d’une civilisation extravertie, disposant d’énergie en quantité et cherchant activement le contact par tous les moyens à sa disposition – et le nombre infini de possibilités ne pouvant tout simplement pas être distinguées à cette distance de l’absence de toute vie et de toute machine, à l’exception d’un gardien stupide mais efficace, des indices séduisants jaillissaient de temps en temps des données, pour s’évanouir dans l’insignifiance statistique dès qu’ils les soumettaient à un examen soutenu.
Depuis Nazdik, on distinguait des dizaines de milliards d’étoiles au sein du territoire des Indifférents. Certaines d’entre elles évoluaient ou interagissaient violemment sur une échelle de temps de plusieurs années ou de plusieurs mois. Çà et là, des trous noirs écorchaient et avalaient leurs compagnons. Des étoiles à neutrons et des naines blanches dérobaient du combustible et explosaient en novæ. Des amas d’étoiles entraient en collision et se déchiraient. Si l’on collectait des données sur toute cette ménagerie pendant assez longtemps, on pouvait s’attendre à observer à peu près n’importe quoi. Leila n’aurait pas été surprise, en se promenant dans le jardin la nuit, de trouver un grand signe de bienvenue épelé dans le ciel, avant que le motif accidentel dessiné par les novæ ne s’efface et que le message ne se dissolve à nouveau dans l’aléatoire.
Elle considéra le lointain soleil de Tassef avec des émotions contradictoires, comme un marin se remémorant le dernier arpent de terre ferme.
Leila et Jasim étaient mariés depuis dix mille trois cent neuf ans quand ils commencèrent à envisager de mourir. Ils avaient connu l’amour, élevé des enfants et vu prospérer leur descendance, génération après génération. Ils avaient visité une dizaine de mondes et vécu au sein de mille cultures. Ils avaient plusieurs fois repris des études, démontré des théorèmes et acquis puis délaissé toutes sortes de sensibilités artistiques et de savoir-faire. Ils n’avaient pas tout vécu, loin de là, mais quel aurait été le sens de la pluralité des individus si chacun essayait d’épuiser toutes les permutations de l’existence ? Il y avait des expériences, ils en convenaient, que tout le monde devait faire, mais d’autres qui ne concernaient qu’une poignée de gens dans l’immensité de l’espace et du temps. Ils n’avaient aucune envie d’abandonner leurs particularités, ni de réformer des personnalités enracinées dans leurs niches depuis bien longtemps, et encore moins de se lancer dans une énumération mécanique de toutes les autres personnes qu’ils auraient pu devenir. Ils avaient été eux-mêmes, et à cette fin ils en avaient fait plus ou moins assez.
Avant de mourir, Leila et Jasim voulaient cependant tenter quelque chose de grandiose, d’audacieux. Ce n’était pas que leur vie fût incomplète, tendue vers une impérieuse, une ultime et grandiose manifestation. Si une quelconque catastrophe inattendue les avait privés de la possibilité d’organiser cette apothéose, leurs amis les plus proches n’auraient fait aucun commentaire et ne l’auraient certainement pas déploré. Ce n’était pas une compulsion, un vide existentiel à combler, mais c’étaient néanmoins ce que tous deux voulaient, et une fois qu’ils s’en furent ouverts l’un à l’autre, ils y mirent tout leur cœur.
Le choix du projet n’était pas un souci ; c’était une tâche qui ne demandait rien d’autre que de la patience. Ils savaient qu’ils le reconnaîtraient en son temps, quand il leur apparaîtrait. Toutes les nuits, avant de s’endormir, Jasim demandait à Leila : « Tu l’as trouvé ?
– Non, répondait-elle. Et toi ?
– Pas encore. »
Leila imaginait parfois l’avoir aperçu dans ses rêves, mais la transcription de ceux-ci prouvait le contraire. D’autres fois, Jasim était certain que le projet affleurait sous la surface de ses pensées, mais quand il s’immergeait dans celles-ci pour vérifier, cela s’avérait n’être rien d’autre qu’une illusion d’optique.
Les années passèrent, qu’ils occupèrent à des plaisirs simples : jardiner, nager dans les vagues, discuter avec leurs amis, prendre des nouvelles de leur descendance. La découverte de passe-temps supportant la répétition était devenue l’un de leurs champs d’expertise. Mais sans cette aventure mystérieuse qui les attendait, ils auraient jeté une paire de dés tous les soirs, d’accord qu’un double six signifieraient qu’ils en avaient fini.
Une nuit, Leila se trouvait seule dans le jardin à regarder le ciel. Depuis Najib, leur planète natale, ils n’avaient visité que les étoiles porteuses de mondes habités les plus proches, ne consumant à chaque voyage que quelques dizaines d’années. Ils s’étaient fixé ces limites afin de ne pas devenir étrangers à leurs amis, leur famille, et n’avaient jamais vécu cela comme une contrainte. Il était vrai que la civilisation de l’Amalgame courait sur l’ensemble de la galaxie, et qu’un voyageur motivé pouvait passer deux cent mille ans à en faire le tour avant de revenir chez lui, mais à quoi rimait une odyssée d’une telle démesure ? Leur voisinage, avec sa dizaine de mondes, comptait bien assez de variété pour n’importe quel voyageur. Savoir si des contrées plus lointaines recelaient des nouveautés dignes d’attention ou ne constituaient qu’une redite éternelle leur semblait de peu d’intérêt. Autant il était important d’avoir un but, une destination, autant il était vain de se noyer sans raison particulière dans la simple abondance des mondes.
Une destination ? Leila superposa toutes sortes d’informations à la carte du ciel, la plupart forcément obsolètes depuis des millénaires. Des mondes avec des perspectives spectaculaires sur des nébuleuses et des amas d’étoiles ; des panoramas qui seraient certainement toujouts visibles s’ils voyageaient pour les observer, mais est-ce qu’en avoir une expérience directe serait vraiment mieux que de s’immerger dans les images parfaites déjà disponibles dans la bibliothèque de Najib ? Perdre dix mille années en un clin d’œil juste pour se réveiller sous un nuage de gaz vert et violet, aussi magnifique fût-il, n’était-ce pas terriblement décevant ?
Les étoiles clignotaient dans leurs piteuses tentatives d’attirer son attention. Ici l’architecture, les rivières, les festivals ! Même si ces attractions touristiques pouvaient franchir les millénaires, même si certaines d’entre elles étaient littéralement uniques, Leila ne voyait rien qui lui parût un prélude convenable à leur mort. Si encore ils avaient depuis des siècles, dans leur excentricité, établi une relation particulière envers un monde à l’autre bout de la galaxie, un lieu réputé d’une grande beauté, d’un grand intérêt ; et s’ils avaient parlé suffisamment longtemps de leur résolution de s’y rendre quand ils n’auraient rien de mieux à accomplir, cela aurait valu la peine de tenir cette promesse qu’ils se seraient faite, même pour arriver sur un monde en ruines. Mais une telle destination chérie n’existait pas, et il était trop tard pour s’en dénicher une.
Le regard de Leila se posa sur un endroit où les réclames se raréfiaient, ce qui la mena vers le bulbe d’étoiles entourant le centre de la galaxie. Si le disque de la Voie lactée appartenait à l’Amalgame, dont les diverses espèces primitives avaient fusionné pour former une civilisation unique, le bulbe central était peuplé d’êtres ayant refusé jusqu’à la moindre communication avec ceux qui les entouraient. Toutes les tentatives pour envoyer des sondes dans le bulbe – sans même parler du type de spores de construction nécessaires à la construction d’une infrastructure de transport – avaient été doucement mais fermement repoussées, et les intrus expulsés sans délai. Les Indifférents restaient silencieux et isolés depuis bien avant l’existence de l’Amalgame.
Les dernières nouvelles sur le sujet remontaient à vingt mille ans, mais le statu quo datait de près d’un million d’années. S’ils voyageaient, elle et Jasim, au plus loin de la frontière de l’Amalgame, il était plus que probable que les Indifférents n’auraient pas changé leurs habitudes dans l’intervalle. Et quand bien même, à supposer qu’ils aient ouvert leur frontière, ce dégel sans tambour ni trompette serait déjà en soi une chose extraordinaire à constater.
Elle appela Jasim dans le jardin et lui montra la plénitude des étoiles sans l’ornement des résumés historiques.
« Nous allons où ? demanda-t-il.
– Aussi près que possible des Indifférents.
– Et pour quoi faire ?
– Essayer de les observer. D’apprendre quelque chose sur leur compte. De les contacter d’une manière ou d’une autre.
– Tu penses être la première ?
– Des millions l’ont fait, mais pas tant que ça récemment. Peut-être que, pendant que l’intérêt diminuait de notre côté, ils ont changé et sont devenus plus réceptifs.
– Et peut-être pas. » Jasim sourit. Il avait d’abord été un peu ébranlé par sa proposition, mais il commençait à se faire à l’idée. « C’est un problème vraiment très dur que nous nous proposons d’affronter. Mais pas futile. Pas tout à fait. » Il prit ses mains dans les siennes. « Voyons ce que nous en pensons demain matin. »
Le lendemain, ils étaient tous les deux convaincus. Ils s’établiraient aux portes de ces étrangers impénétrables et tenteraient de les sortir de leur indifférence.
En un sens, la civilisation interconnectee de l'Amalgame devait son existance au fait qu'il y avait aussi une gande variation culturelle à l'intérieur de chaque espèce qu'entre les différentes espèces.
Livre audio: AXIOMATIQUE de Greg EGAN...