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Citation de Charybde2


À la fin de sa vie, mon père voulait être rien. C’est-à-dire qu’il voulait être seulement, ôter ses masques, dépouiller ses défroques, renoncer aux rôles, aux personnages, que sa vie entière il s’était épuisé à incarner, se défaire des qualités qu’il avait une à une revêtues, cherchant celle qui le définirait, lui donnerait forme et contenu, le changerait enfin en sa propre statue, une silhouette de marbre aux contours nets, aux arêtes tranchées, une personne, un homme fait, un homme de qualité, de ceux qui arpentent les rues dans la grande lumière de midi sans jamais se demander pourquoi ils sont eux-mêmes plutôt que l’ombre qui s’attache à leurs pas, et ainsi il allait, inscrivant de nouveaux titres sur ses cartes de visite, essayant son nez de clown, ses lunettes d’espion, son bandeau de pirate, sa peau de mouton noir, son tablier de franc-maçon, éternel enfant de cinq ans jonglant avec les possibles, prenant, devant son miroir, les poses des vies rêvées, cherchant celle qui, enfin, collerait à sa peau, s’imprimerait sur ses traits, celle dans laquelle sa foule intérieure pourrait se rassembler, dire d’une seule voix c’est moi, mais il avait beau chercher, il ne trouvait pas, car ils étaient trop nombreux, les autres qu’il abritait, trop nombreux à loger sous sa peau, à parler avec sa voix, c’était eux qui à travers lui, tour à tour, disaient je, qualités sans homme, attributs sans moi, atomes pulvérisés autour d’un centre absent.
Un jour est venu, ainsi, où il a voulu se débarrasser d’eux, quitte à aller nu, quitte à n’être rien, un homme sans qualités et même un peu moins, ou beaucoup plus, un homme, seulement, qui malgré tout vivait. Il lui fallait, pour cela, renoncer à avoir, ce qui n’allait pas de soi dans cette famille où une vie se chiffrait en maisons et en meubles, en propriétés et en gains. Dans la petite chambre blanche où nous l’avions installé, il ne lui restait plus qu’un divan et un bureau, quelques photos, quelques tableaux ; et de cette famille largement ramifiée, seuls ses enfants pouvaient encore compter pour siens :
Je ne suis pas encore revenu dans le monde des plaisirs, mais je sais les joies possibles à condition d’aller vers elles. La proximité retrouvée des miens est déjà « la grande joie », et je ne puis espérer avoir celle de jouir de la bibliothèque de Montaigne, de la piscine de Dali à Cadaquès, du petit bureau de campagne de Napoléon, pour écrire seul face à la mer, aux déferlements de la pointe du Raz, aux éclats des vagues à Biarritz. Être à nouveau le père aimé et estimé, trouver l’amour en étant une nouvelle fois saisi par lui. Avoir : il m’en faut peu. Être : je dois pouvoir le redevenir pleinement, mais différemment sans doute. Je ne peux que m’en faire promesse.
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