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Citation de Musa_aka_Cthulie


Or voici que Mme Lüding fait téléphoner par sa cuisinière à la secrétaire de son mari pour qu’elle demande à celui-ci ce qu’il aimerait avoir comme dessert dominical : crêpes aux pavots, fraises melba, glace à la fraise ou fraises à la crème ? Sur quoi la secrétaire qui préférerait ne pas déranger son patron et prétend d’ailleurs connaître ses goûts, mais qui peut-être aussi veut seulement faire des façons et enquiquiner la cuisinière, lui répond d’une voix pointue que M. Lüding préférerait certainement un pudding nappé de crème au caramel. La cuisinière qui bien entendu connaît aussi les goûts de son maître feint la surprise – la secrétaire ne serait-elle pas en train de confondre ses goûts personnels avec ceux de monsieur ? Elle préfère qu’on le lui passe pour s’entendre directement avec lui sur le choix de son dessert dominical. Sur quoi, la secrétaire qui accompagne parfois M. Lüding en voyage d’affaires et prend alors ses repas avec lui dans quelque palace ou hôtel international, affirme que quand elle déjeune avec lui, son patron choisit toujours comme dessert du pudding nappé de crème au caramel. La cuisinière : mais dimanche M. Lüding ne sera justement pas en voyage avec elle, la secrétaire, et rien ne prouve d’ailleurs qu’il ne choisisse pas son dessert en fonction précisément de la compagnie en laquelle il se trouve. Et patati et patata ! Les crêpes aux pavots font encore l’objet d’une longue discussion… et toute cette conversation est enregistrée sur bande magnétique aux frais du contribuable ! Peut-être le préposé à la table d’écoute qui doit naturellement s’appliquer à déceler s’il n’a pas affaire à des anarchistes employant un langage codé, autrement dit si crêpes aux pavots ne signifieraient pas par hasard grenades à main ou si la glace à la fraise ne serait pas une bombe au plastic, peut-être cet homme-là pense-t-il : ces gens ont vraiment bien des soucis, ou au contraire : si seulement j’avais ce genre de soucis ! (Car il se peut que sa fille vienne de déserter le toit paternel, que son fils fume du haschisch ou que son loyer ait encore augmenté.) Et tout ce bazar – l’enregistrement sur bande magnétique – uniquement parce qu’un jour Lüding a été menacé de plastiquage ! Et c’est ainsi qu’un fonctionnaire ou employé innocent apprend ce que sont les crêpes aux pavots, lui qui se contenterait d’en avoir une seule pour son repas principal. Il se passe trop de choses sur le devant de la scène sans que nous sachions rien de ce qui se passe en coulisse. Si seulement nous pouvions écouter les bandes magnétiques pour apprendre enfin quelque chose ! Par exemple le degré d’intimité – si intimité il y a – existant entre Mme Else Woltersheim et Konrad Beiters. Quel est en effet le sens du mot “ami” employé à propos de leurs relations ? Comment Mme Woltersheim s’adresse-t-elle à Beiters, l’appelle-t-elle mon chéri, mon amour ou simplement Konrad ou Conny ? Quelle sorte de tendresses verbales échangent-ils, si tant est qu’ils en échangent ? Lui dont on sait qu’il possède une belle voix de baryton qui lui permettrait de faire une carrière sinon de soliste du moins de choriste, utilise-t-il le téléphone pour chanter des romances à Else Woltersheim ? Des sérénades ? Des ariettes ? Des airs à la mode ? Ou bien leur conversation téléphonique consiste-t-elle en une évocation plus ou moins obscène de privautés passées ou à venir ? On voudrait bien le savoir, d’autant que la plupart des gens, faute de pouvoir compter avec certitude sur une liaison télépathique, préfèrent user d’un moyen infiniment plus sûr : le téléphone. Les autorités supérieures n’ont-elles pas conscience de ce qu’elles exigent psychiquement de leurs fonctionnaires et employés ? Supposons qu’un homme trivial, momentanément suspect et donc branché sur la table d’écoute, téléphone à sa maîtresse non moins triviale que lui. Comme nous vivons dans un pays libre où chacun peut converser librement et ouvertement, fût-ce au téléphone, il nous est facile d’imaginer tout ce qui peut alors siffler aux oreilles de la personne – peu importe son sexe – peut-être vertueuse ou même puritaine qui enregistre ou écoute la bande magnétique. Est-ce justifiable ? Un traitement psychiatrique est-il ensuite garanti à la victime ? Qu’en pense le syndicat des Postes et Télécommunications ? On s’occupe des industriels, des anarchistes, des directeurs, employés et pilleurs de banque, mais qui se soucie de notre corps national de la bande magnétique ? Les Églises n’ont-elles rien à dire là-dessus ? La conférence épiscopale de Fulda ou le comité central des catholiques allemands sont-ils désormais incapables de la moindre initiative ? Et pourquoi le pape garde-t-il le silence ? Personne ne se doute-t-il donc de ce que des oreilles innocentes sont contraintes d’entendre, depuis le pudding au caramel jusqu’à la pornographie la plus éhontée ? Nos jeunes gens sont conviés à embrasser la carrière de fonctionnaire… et à qui les livre-t-on ? À des dévoyés du téléphone. Voilà enfin un domaine où Églises et syndicats pourraient utilement collaborer. On devrait pour le moins prévoir en compensation une sorte de programme éducatif destiné aux préposés à la table d’écoute. Cours d’histoire enregistré sur bande magnétique par exemple. Ça ne coûterait pas bien cher.
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