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Citation de mandarine43


[Incipit.]

Tandis que le métro m'emporte vers la station du fort d'Aubervilliers où je prendrai le bus pour Bobigny, je pense à ma famille telle qu'elle était dans mon enfance. La famille, les années lointaines que j'ai encore connues, c'est cela surtout qui intéresse Paule lorsque nous parlons ensemble à l'hôpital. Les racines, les liens entremêlés, les façons de vivre de ce clan auquel son mari et son petit garçon, souvent à leur insu, appartiennent si fort et avec qui elle a conclu alliance.
Le traitement contre le cancer a fait perdre ses cheveux à Paule. Je pense souvent, en la voyant si préoccupée de garder sa perruque bien en place, combien elle a dû souffrir en se découvrant chauve. Stéphane, s'il avait vécu, s'il n'avait pas été assassiné en 1944 par les nazis, serait-il devenu chauve ? Je le verrai toujours tel qu'il était à vingt-sept ans, et dans ma mémoire il n'aura jamais été touché par le temps. Il me semble qu'il entre avec moi dans la chambre de Paule, avec ses yeux très bleus, ses cheveux blonds, sa taille haute, son sourire bref. Non pas timide mais réservé. Un homme de l'acte.
C'est en juillet 1940 que je l'ai connu, dans un chantier de déblaiement des ruines de la guerre. De son métier il était sondeur de mines, mais il connaissait bien les travaux de chantier. Très vite c'est lui qui a dirigé le nôtre. Quand nos chantiers se sont regroupés il a pris la tête d'un camp de formation de chefs de chantier en 1941 dans la région mosane.
Chaque fois qu'il était libre il partait grimper dans les rochers qui par endroits bordent le fleuve, puisque depuis la guerre les Alpes ou les autres montagnes ne lui étaient plus accessibles. J'ai appris qu'il était un excellent alpiniste et que montagnes, rochers, glaciers étaient la passion de sa vie.
Un jour il m'a proposé d'aller grimper avec lui. Un petit train nous mène à proximité d'un groupe de rochers où il y a plusieurs voies à faire. Il sort de son sac une corde tressée en anneaux et la met autour de son cou. Nous marchons jusqu'au pied des rochers et avec son collier de cordes il paraît à la fois modeste et glorieux. Pour grimper il faut une pratique, un apprentissage et tout de suite j'aime le faire avec lui. Je me rappelle cette voie, la première qu'il m'a fait faire. Je suis impressionné car j'ai toujours eu le vertige. Il ne m'explique pas grand-chose sinon le maniement de la corde et comment il faut la faire coulisser dans les mousquetons qu'il attache à quelques pitons. Pour le reste, il me dit : "Fais comme moi." Je le regarde m'étonnant du peu de surface qui lui est nécessaire pour une prise de pied ou une prise de main. Cela me semble irréalisable pour moi, je vais lâcher, glisser, pourtant j'arrive à peu près à tenir où il a tenu, à me soulever là où il a pris de la hauteur. A un passage un peu délicat il faut contourner le rocher en ne se tenant en équilibre que sur un pied tandis que l'autre, à tâtons, cherche une vire sur laquelle s'élever. On est forcé de poser le regard vers le bas. Nous ne sommes pas très haut, assez pourtant pour que la sensation du vide me trouble. Tout se met à tournoyer légèrement et mon pied tremble sur la prise qu'il faut quitter sans que j'arrive à trouver l'autre.
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