Ian Tregillis

- Si l’on croit la légende, pendant le Moyen Âge, à une date que personne ne peut donner avec exactitude, certains clercs érudits et autres intellectuels du moment ont décidé de retracer l’histoire de l’humanité jusqu’à ses origines et au jardin d’Eden. Ils se sont donc mis à rechercher le langage adamique, celui qui précédait le déluge.
Marsh hocha la tête. Même s’il ne quittait pas la route des yeux, Will savait qu’il avait capté toute son attention.
- Laissant de côté la métaphysique médiévale un moment, ils en conclurent que le plus ancien langage devait également être le plus naturel. Ce qui revient à dire : la langue que parlait instinctivement une personne en l’absence de toute autre influence.
- En l’absence de toute autre influence ?
- Oui. Ils ont donc recouru à la méthode qui tombait sous le sens. Ils ont rassemblé autant de nouveau-nés que possible, mieux vaut ne pas savoir comment, et ils les ont élevés dans un isolement absolu, séparés de tout contact humain.
- Juste Ciel. Quels barbares…
- Tout à fait. Mais ça fonctionné. Le seul défaut de leur expérience, naturellement, c’est que le langage originel n’a rien d’humain.
- Mon Dieu.

Le centre névralgique du Troisième Reich avait été bâti à l’aide d’innombrable tonnes de granit et de marbre jaune pour créer un monstre de construction néoclassique et art déco, coiffé d’immenses aigles de bronze et de bas-reliefs évoquant la grandeur aryenne. L’ensemble était conçu pour laisser, dans un futur indéterminé, des ruines inspirant autant de crainte et de respect que celles des Romains inspirant de crainte et de respect que celles des Romains tant vantés. L’incarnation même de la théorie de la valeur des ruines échafaudées par Albert Speer.

Sa maîtrise de l’énochéen avait progressé au point qu’il n’avait plus besoin de consulter le glossaire global. Même dans l’état où il se trouvait, il percevait l’épuisement désespéré dans la voix des sorciers. Des nuances qui lui auraient complètement échappé ne fût-ce qu’un an auparavant : l’empreinte sonore d’une gorge humaine au sein du hurlement d’étoiles en collision, la trace infime d’un battement de cœur, d’un humide écho biologique parmi l’ondulation de rayons stellaires dans le vide de l’espace.

[à propos de son roman "Bitter Seed", "Les Racines du mal"] Au bout du compte, mon objectif n’était pas d’écrire un conte moral, une réflexion austère sur la nature du bien et du mal, ni d’explorer les mystères de la prédestination et du libre arbitre. Je voulais simplement me divertir au moyen d’une histoire d’aventure amusante. Mais peut-être d’autres lecteurs y trouveront quelque plaisir eux aussi. C’est en tout cas ce que j’espère.

Comment se fait-il que pour servir mon pays, il me faille quasiment jouer le jeu de la cinquième colonne ?
Ce qui ravissait Stephenson, ce charmant pragmatiste. On pouvait rejeter la faute des actes perpétrés par les sorciers pour payer le prix du sang sur les membres de la cinquième colonne. Les sympathisants nazis. Les saboteurs Fritz. On n’avait pas le choix. Une méthode plus directe aurait consisté à exploiter les condamnés et autres, les soi-disant indésirables, pour payer le prix. Mais il aurait fallu remplir des tas de paperasse, en laissant une piste qui remonterait jusqu’à la Couronne. Et compte tenu de la flambée des prix, se servir de prisonniers de la sorte aurait bien vite réduit les sorciers à exécuter des citoyens pour vol à l’étalage.

Puis ce fut au tour du feu de parler. Dans la même langue, mais sans le filtre d’une enveloppe humaine, cette fois.
L’énochéen évoquait un gémissement d’étoiles mourantes, le murmure de galaxies évoluant dans le vide, le remous des océans originels, le crépitement d’une planète en train de refroidir, le tonnerre de la création. Et derrière, les vibrants accents d’une infinie malveillance.
Nous sommes une pollution, une souillure au sein du cosmos, comprit Marsh. Et nous ne sommes pas les bienvenus ici.

L’incubateur de Klaus était rempli de plaques hydrauliques qui exerçaient une forte pression sur son occupant. On avait équipé celui de Reinhardt de compresseurs, de pompes et de tubes de liquide réfrigérant. Celui de Heike, composé de verre, était bordé de lampes, de miroirs et de lentilles. Celui de Kammler, le plus grand, était hérissé de lames et d’aiguilles et équipé d’un unique levier, hors d’atteinte.

[Marsh à propos de la capitale du IIIe Reich]
La ville donna à Marsh l’impression viscérale de contempler une femme vénérable, une grande dame qui n’avait jamais été vraiment belle, quoique séduisante à sa façon austère, et qui se trouvait à présent ravagée par les tumeurs. Si une cité pouvait développer un cancer, celui-ci était entré en phase terminale.

- Le vice amiral Ramsey a annoncé aujourd’hui que malgré une situation des plus délicates, un total de plus de vingt-huit mille combattants a été évacué depuis dimanche. »
En passant naturellement sous silence le nombre d’hommes abandonnés sur les plages de Dunkerque. Et celui des navires civils anéantis par la Luftwaffe, même si la flottille disparate avait probablement subi d’énormes pertes.
Ils restèrent à l’écoute toute la nuit. La BBC ne donna jamais ces chiffres. S’ils étaient connus, il y avait peu de chances pour qu’on les divulgue. Marsh, qui s’était trouvé sur place moins de trois semaines auparavant, savait néanmoins que l’effectif total des forces françaises et du corps expéditionnaire britannique répartis sur le nord de la France avoisinait le demi-million de soldats.

Un brouillard d’une invraisemblable densité se leva en quelques heures, ignorant le soleil aussi bien que les vents. La côte disparut derrière un permanent voile grisâtre, que les rayons du jour ne parvenaient pas à dissiper.
Des formes se mirent à onduler sous la nappe de brume : ombre et lueurs éphémères, échos de voix trop ténues pour qu’on en distingue les mots, effluves évanescents évoquant de stériles souvenirs.
Les fantômes dansaient également sous les eaux. Les flots de la Manche adoptèrent des configurations absurdes : des vagues pyramidales se croisaient comme des dents de scie, de hautes colonnes effilées tourbillonnaient au creux des lames ; des déferlantes coiffées de blanc défiaient le temps et la gravité, telles d’immenses structures de métal.