En tant qu'architecte, il passe sa vie à tordre l'espace pour le plier à sa volonté. Pourquoi cela ne fonctionne-t-il pas avec les sentiments ? Déjouer les lois de l'âme comme il le fait pour celles de la géométrie. L'esprit ne suit-il finalement aucune règle ? Il a tellement pris l'habitude de se rendre maître du vide qui l'entoure, qu'il ne peut admettre que sa vie lui ait autant échappé. Comme surpris.
Il passa subrepticement de son dos à ses seins sous la soie bleue électrique et, voyant qu’elle appréciait, décida d’aller plus avant dans son exploration et se perdit sous sa jupe.
Ça faisait longtemps qu’ils n’avaient pas fait l’amour, comme ça, sur le canapé en plein milieu du salon. Plus le temps passait, plus ils devenaient paresseux. Elle était loin l’époque où ils se sautaient dessus à la moindre occasion. De temps en temps, il se posait des questions, puis finissait toujours par se dire que ce n’était qu’une période.
La forme physique n’était plus ce qu’elle était, on a beau dire, on vieillit, mais les réflexes que l’on croyait oubliés sont juste nichés dans un coin du cerveau. Au début, il y eut quelques décalages malencontreux – un dixième de seconde trop tard et c’est la punition – mais les automatismes resurgirent. Et puis les gestes rituels : faire ses lacets interminables, se bander les mains, les glisser dans les gants. Éric fut surpris par leur taille.
En demandant du feu à la grande brune, il ne peut que remarquer le regard concupiscent qu’elle lui lance. Il fait souvent cet effet-là sur les grandes brunes, il le sait. Les grandes blondes aussi d’ailleurs. Et les petites. Après le désastre, il a usé et abusé de cette arme quelque temps. Mais à part le plaisir sexuel immédiat, cette période ne lui a pas laissé un très bon souvenir. Il sait maintenant que c’était uniquement pour la fuir.
Être à ce point sans attache apparente lui paraissait inimaginable. Lui qui s’était toujours voulu libre, maître de ses choix et de sa vie, éprouvait un léger vertige à envisager qu’il ne l’était peut-être pas tant que ça. Ou qu’on pouvait l’être plus. Le regard accroché aux créoles de Hazel, il avait à nouveau perdu le fil de la conversation.
Il a voulu être architecte. Il a voulu Liv. Il a voulu un bébé. Il a tout eu. Jamais la question du bonheur ne lui était venue à l’esprit avant. De sa réalité, de sa matérialité. Car le bonheur est quelque chose de concret, presque viscéral, ça, il le sait maintenant, il l’a compris. Trop tard.
Elle la laissa fleurir tout au long de la soirée, d’abord avec curiosité, puis, petit à petit avec plaisir. Ce sentiment d’être arrivée. Qu’il fallait partir. Revenir. Pour quelques mois ou beaucoup plus longtemps peu importait. Revenir au point de départ.
La chaleur de son corps tout en tension le réchauffe dans l’instant, et il laisse mourir son visage dans le creux de son cou, pendant de longues secondes, pour y déposer son baiser. « Bon anniversaire. Je ne suis pas trop en retard ? »
La raison de ces dix ans, de ces deux semaines, de ces deux ans.
Le temps du progrès.
La chaleur du mégot lui rappelle qu’il va devoir y aller. Gagner du temps ne sert à rien. Il se redresse avec lenteur pour se détacher de la balustrade et faire quelques pas en arrière, avant de se jeter au pied de la colline.