Isabelle Sommier - Marseille années 68
Il faut souligner l'importance de la perception du groupe protestataire par les autorités : le degré de légitimité ou non du groupe et de ses revendications induit de leur part comme de celui des forces de l'ordre des modes différentiés de gestion du maintien de l'ordre et une tolérance aux débordements très variables d'un groupe à l'autre – maximale s'agissant des mobilisations d'agriculteurs.
En situation de crise, face à un groupe perçu comme hostile (ici les forces de l'ordre), une foule va se souder, adopter ses comportements de solidarité et partager un même sentiment d'injustice conduisant à légitimer des actions violentes face à la police. C'est sur cette nouvelle psychologie qu'a été élaborée la stratégie de maintien de l'ordre adoptée partout ailleurs qu'en France. Fondé sur le dialogue et la désescalade, le modèle dit « KFCD » (Knowledge, Facilitation, Communication, Differenciation) vise notamment à minimiser les violences collatérales, inutiles et dangereuses, ainsi qu'à construire un dialogue permanent avec la foule afin de limiter les tensions et d'éviter la solidarisation avec les manifestants violents. En France, en revanche, c'est encore la vieille psychologie des foules, élaborée au XIXe siècle par Gustave Le Bon – une théorie pourtant largement invalidée depuis –, qui continue à nourrir les représentations politiques et policières du manifestant, censé perdre tout contrôle et sombrer dans les pulsions les plus destructrices sous l'influence de meneurs.
La mise en scène de l'injustice vise à la sensibilisation de l'opinion publique, voire à la "conscientisation", pour reprendre un terme militant. Elle nécessite de véritables stratégies médiatiques et par conséquent le montage d'opérations spectaculaires capables d'attirer et de tenir en haleine des médias rapidement blasés. (p. 62)
[S]'intéresser aux armes, c'est évaluer la capacité ou la volonté des activistes à peser dans le débat public, qui va souvent dépendre de leur capacité à mobiliser et du rapport de force qu'ils instaurent avec les pouvoirs publics. À cet égard, le choix des armes est important mais nullement déterminé par un conséquentialisme automatique. L'usage d'armes létales ou d'un haut niveau de destruction, tels les armes à feu et les explosifs, instaure évidemment un rapport de force militarisé avec l'État, tout en lui disputant son fameux « monopole de la violence », et pose l'acteur en force incontournable. Mais c'est aussi prendre le risque que l'affichage militariste l'emporte sur l'exigence d'écoute et mette à mal la stratégie de lutte. Nombreux sont les acteurs qui font le choix de moyens de violence moins meurtriers, mais plus spectaculaires médiatiquement (pneus enflammés, jets d'aliments putréfiés, tracteurs béliers) pour ne pas s'interdire – en raison d'une trop grande radicalité affichée – toute possibilité de négociation.
Globalement, la gauche est moins létale [..], mais exerce une violence nettement plus multi-dimensionnelle que la droite (c'est-à-dire qu'un même événement va plus souvent impliquer plusieurs faits). Les éléments de votre corpus valident la permanence d'une ligne de fracture comportementale opposant les deux bords, avec une priorité donnée aux cibles matérielles ou d'État, à gauche, et contre les personnes civiles, à droite. En forçant le trait : la droite pose des problèmes judiciaires individuels quand la gauche constitue un problème de maintien de l'ordre public.
L'action radicale a une fonction cathartique de construction identitaire qui ne saurait se limiter à un objectif instrumental et stratégique. La violence en ce sens sert moins l'obtention d'une faveur ou d'un bien qu'elle ne participe à l'unification de ceux qui la pratiquent, à leur visibilisation, voire à la construction d'une essence ontologique.