Ainsi donc, cette bonne ville de Saline avait un cadavre sur les bras. L'identité de la victime était inconnue et si l'on ne précisait pas les causes du décès, l'article mentionnait d'atroces mutilations. Le journal relayait l'appel de la police à signaler toutes disparitions d'un proche, réelles ou supposées. Thomas était prêt à parier qu'on allait parler de cette histoire jusqu'au printemps prochain, voire au-delà, et que si elle connaissait d'autres développements aussi spectaculaires elle deviendrait même une foutue légende. Il avait passé le plus clair de son temps de sa vie ici, et le seul fait divers approchant dont il se souvenait (dans la catégorie mort et effroi) était le carambolage entre un poids lourd et un transport de bétail sur la nationale 11, il y avait de ça près de quatre ans. Saline n'était pas une grande ville. Elle n'était pas petite non plus. C'était un morceau de civilisation quelconque, médiocre, morne et fonctionnel dans son ensemble, étendu, mais aux proportions encore assez humaines pour qu'une telle horreur l'ébranle durablement.
Régulièrement, j'entends ma mère se plaindre de ma santé auprès de la voisine, de ses collègues de travail ou du peu de famille qui nous fait parfois l'honneur d'une visite (triste, courte et empruntée). Elle a beau prétendre que c'est pour elle la source d'une grande inquiétude, moi je sais que c'est avant tout une source d'embarras. Elle peste et racle son mégot entre ses dents à chaque fois qu'il faut me trainer chez le généraliste. J'ai le droit à une consultation par mois, lorsque ce n'est pas deux. Ou trois. Stéthoscope froid. Honteuse nudité chétive sur la balance. Langue tirée et prise de sang.
Je n'ai jamais rien.
J'ai toujours quelques chose.
On ne sait pas.
Le visage a l’air d’avoir été ravagé à l’acide. La forme du corps est tordue. De la peau pend partout, même au bout des doigts que la chose agite, et je me rend compte alors qu’elle est nue.