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Citation de solpoin


Vous vous exprimez si calmement, commença Maud Brewster.
-Mais je ne suis pas calme, l’interrompit-il. Je pourrais aller tuer l’homme qui m’a causé pareil tort. Oui, oui, je sais, cet homme est mon propre frère… Toujours le sentiment ! Bah !
Son visage changea brusquement d’expression. Il eut la voix plus douce et des accents sincères pour poursuivre :
-Vous autres sentimentaux, vous devez être très heureux puisque le bien existe pour vous et que vous vous estimez justes et bons. Et moi, à votre avis, est-ce que je suis bon ?
-Certainement, affirmai-je. Vous n’êtes pas aussi mauvais que vous le dites.
Et Maud Brewster appuya :
-Mais oui, capitaine Larsen, au fond, vous êtes bon.
Il s’irrita.
-Nous y voilà encore revenus, à la sentimentalité et à l’idéalisme ! Sachez bien que pour moi toutes vos paroles sont creuses, et la pensée qu’elles expriment est vide de sens. On ne peut pas la prendre dans ses mains pour la regarder. En vérité, ce n’est même pas une pensée. C’est une sensation, un sentiment, quelque chose de fondé sur l’illusion et absolument pas un produit de l’esprit.
Pendant qu’il parlait, sa voix se radoucit de nouveau, et une note de confiance y perça.
-Il y a des moments, savez-vous, où je me prends moi-même à regretter de ne pas être aveugle aux réalités de la vie et de ne pas connaître seulement ses chimères et ses illusions. Elles sont fausses, toutes fausses, naturellement, et contraires à la raison. Mais face à elles, ma raison me dit, on ne peut plus à tort, que rêver et se bercer d’illusions apportent plus de plaisir. Et, après tout, la joie est le salaire de la vie. Sans joie, vivre n’a aucune valeur. Se donner de la peine pour vivre sans être rétribué est pire qu’être mort. Celui qui éprouve le plus de joie, vit le mieux, et vos rêves et vos chimères vous sont moins pénibles et plus gratifiantes que mes réalités ne le sont pour moi.
Il secoua lentement la tête, pensif.
-Souvent, très souvent, je doute du peu de valeur de la raison. Les rêves doivent être bien plus substantiels et plus satisfaisants. Le plaisir émotionnel est plus enrichissant et plus durable que le plaisir intellectuel. D’ailleurs, les moments de plaisir intellectuel ont pour prix le blues. Le plaisir émotionnel, au contraire, est suivi par rien d’autre que des sensations affaiblies qui récupèrent rapidement. Je vous envie, je vous envie… Mais la réalité est là, la réalité crue et sans voiles, et je ne peux connaître qu’elle. Elle est la seule monnaie qui vaille.
Il s’interrompit brusquement, et un de ses petits sourires narquois se dessina sur ses lèvres pendant qu’il ajoutait :
-C’est avec ma cervelle que je vous envie, notez-le, et pas avec mon cœur. Ma raison l’exige. L’envie est un produit de la réflexion. Je suis comme un homme sobre qui regarde de haut des ivrognes et qui, infiniment las, regrette de ne pas être ivre lui aussi.
-Ou comme le sage qui regarde les insensés et regrette de ne pas être l’un d’eux, ironisai-je.
-Parfaitement, approuva-t-il. Vous êtes une paire d’insensés heureux, sans ressources ! Vos portefeuilles ne contiennent aucune réalité…
-Nous dépensons quand même aussi libéralement que vous, intervint Maud Brewster.
-Plus libéralement puisque ça ne vous coûte rien !
-Et parce que nous faisons appel à l’éternité, répliqua-t-elle.
-Que vous le fassiez ou que vous en ayez l’illusion, c’est la même chose. Vous dépensez ce que vous n’avez pas et, en retour, vous tirez plus de valeur en dépensant ce que vous n’avez pas que moi en dépensant ce que j’ai et ce qui m’a coûté de la peine pour l’obtenir.
-Pourquoi ne pas changer la base de votre système monétaire, alors ? demanda-t-elle d’un ton taquin.
Il la regarda vivement, à moitié plein d’espoir, et puis répondit avec regret :
-Trop tard. J’aimerais bien, peut-être, mais c’est impossible. Mon portefeuille est bourré de vieille monnaie, et il est très obstiné. Je n’arrive jamais à accorder de valeur à autre chose.
Il se tut et son regard absent alla se perdre, loin de nous, sur la mer infinie. La vieille et ancestrale mélancolie reprit sur lui son emprise. Il vibrait sous ses accords. Il s’était persuadé de s’abandonner au blues, et d’ici quelques heures on verrait le diable renaître en lui. Je me remémorai mon ami Charley Furuseth et songeai que la tristesse de cet homme était le châtiment que le matérialiste reçoit toujours pour sa doctrine.

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