Ce que vous ne rencontrerez jamais dans la Provence de Giono
1. Des Parisiens : aucun exotisme chez Giono. Le Grand Nord c'est Grenoble. Ni des Provençaux "modernes".
2. Des usines et tout ce qui s'ensuit : ingénieurs, technocrates, travail à la chaîne, O.S., stakhanovistes et taylorisés, supermarchés, pollution, télévision, téléphone, etc. L'extrême avancée du modernisme gionien, c'est l'avènement du chemin de fer. (…)
3. Des intellectuels de l'espèce politicienne qui transforme son savoir en pouvoir pour faire marcher les autres au pas. (...)
4. Des bourgeois, ceux qui transmutent l'argent en pouvoir ou le pouvoir en argent, selon que le régime est « libéral avancé» ou « socialiste réel». Et naturellement les intellectuels bourgeois, de droite et de gauche.
5. Des militaires. Ne parlons pas des soldats qu'on fait marcher à la boucherie du "Grand Troupeau", mais seulement des professionnels de la tuerie, qui gagnent leur vie à tuer ou à faire tuer les autres. La couleur du drapeau, rouge ou blanc, ne change rien à la chose.
6. Des curés : le garde à vous spirituel n'est qu'une variante du précédent. Aucun folklore ecclésiastique. Pas d'églises, non plus, sauf Saint-Sauveur-de-Manosque, perchoir à hussard démonté.
Un Grec ou un Provençal, quand ils sont sages, ne cultivent pas leur jardin, comme tel philosophe septentrional : il cultive son oliveraie. Vous apprendrez facilement dans "Arcadie… Arcadie" comment "mener" une olivette : c'est un travail d'artiste et de roi fainéant.
(…)
Et l'huile d'olive est donc une nourriture spirituelle autant que matérielle: en Provence de Giono, l'homme "ne vit pas seulement de pain", il se nourrit de fougasse(…) La fougasse gréco-provençale opère en effet la synthèse concrète de la civilisation de l'olive et de celle du blé.
L'histoire de cette Provence-là pourrait bien être une autobiographie du romancier, et sa géographie l'invention de l'espace où dérivent et délirent ses désirs, le lieu (l'incarnation de ses fantaisies les plus secrètes) ; l'ethnologie de cette province exotique et achronique nous présente moins une société que des « types» et, à la limite, le type gionien de l'homme.
Ce serait pourtant oublier, un peu trop étourdiment, que Jean Ie Bleu, enfant de Manosque, prend ses vacances à Corbières ; qu'Angelo traverse la Provence de Banon à Théus en passant par Manosque, Vaumeilh et autres lieux... tous inscrits sur la carte Michelin no 81. Que Pauline de Théus meurt à Marseille et que le narrateur de Noé voyage en autorail de Manosque à la gare Saint-Charles.
La Provence de Giono est donc à la fois utopique et réelle, géographiquement située ; et le mystère qu'elle nous propose, comme toute l'œuvre de Giono d'ailleurs, est celui du rapport exact qui existe, ou que l'artiste plutôt fait exister, entre l'imaginaire et la réalité ; Giono ne fait qu'explorer ce mystère, en s'y exposant corps et biens, sans jamais prétendre le résoudre : dans son œuvre, en somme, une Provence imaginaire se superpose «en volume» (Noé) à la Provence réputée réelle.
Et pourquoi la vision ne serait-elle pas plus réelle — ou du moins autant — que la réalité ? Qu'est-ce que la réalité ? Une abstraction utile. Concrètement, sensiblement, il n'y a que des réalités. Mais celle de l'artiste est un miroir où nous croyons reconnaître la nôtre. «Car, dirait Giono, le monde inventé n'a pas effacé le monde réel il s'est superposé. » (Noé). Et si nous nous y reconnaissons mieux, c'est grâce à la présence réelle de la Provence (géographique) sur laquelle se « superpose» la vision de Giono.
L'air que vous respirez n'a jamais été respiré, l'eau que vous buvez sort des entrailles de la terre, cet oiseau chante pour vous, vous serez seul à avoir vu cette cétoine pareille à une pépite d'or vert traverser le feuillage de ce fenouil, ces lycénes danser sur cette flaque d'eau, cette belette glisser de l'yeuse, cette couleuvre traverser le chemin, seul entendre gronder les profondeurs du vallon, seul à imaginer (tout naturellement) l'assemblée des dieux sur les sommets.
Je me demande si Giono ne nous a pas indéfiniment raconté le premier voyage qu'il fit à la fin de son enfance et dont il a parlé dans ses entretiens radiodiffusés avec Jean Amrouche, en 1953. Il avait environ dix ans - septembre 1904 - et son père lui propose de faire un voyage tout seul, pour le sortir un peu des jupes de sa mère-poule. Il lui donne cinq francs à la condition d'aller le plus loin possible et en dépensant le moins possible. Par la diligence de Vachères et Banon il quitte Manosque le soir et arrive, comme Angelo, de nuit à Banon. Un maquignon l'embauche et le voilà parti, le lendemain à l'aube, pour Sèderon à travers la montagne de Lure, les Omergues, la vallée du Jabron. Encore une foire à Sisteron, et Jean revient à Manosque avec trois francs en poche par le train des Alpes.
Tous ces villages provençaux sont des villages morts ou en train de mourir : la Provence de Giono représente la fin d'un monde ; il est un des derniers témoins de ka civilisation paysanne qui s'établit sur le pourtour de la Méditerranée du néolithique à la Révolution française. Vers 1930 l'agonie s'achève. Giono regarde mourir le monde d'Homère et de Virgile dans un de ses derniers réduits.
Si Giono a commis une erreur (...) c'est quand il a (plus ou moins consentant, plus ou moins aveuglé par l'enthousiasme de ses admirateurs) cru pouvoir situer quelque part son rêve de solitude communautaire, égaler son désir à la réalité, comme si c'était possible "dans un monde où l'action n'est pas la sœur du rêve". Car il existe un haut-lieu gionien réel ; et comme de juste, c'est le haut-lieu d'une catastrophe de haut vol : le Contadour.
Entendons-nous bien : un grand rêve, même déçu, reste grand ; et il a quand même existé, si peu que ce soit, contre vents et marées ; tandis qu'une sagesse plate n'en finit jamais de "s'affesser". Les utopies même vaincues ont toujours, sur l'histoire, l'avantage d'anticiper. Et le Contadour, avec ses contadouriens, demeure, nostalgiquement et prophétiquement, le lieu de la Provence intérieure où pendant quelques mois des hommes et des femmes ont cru réaliser la communauté fraternelle et anarchiste dont le modèle idéal se trouvait dans "Que ma joie demeure".
Je suis né à Manosque et je n'en suis jamais parti. Le charme de ce pays ne s'épuise pas. Quand je dis Manosque, je ne veux pas dire strictement la ville, mais tout ce théâtre de collines et de vallées où elle est assise, où elle vit, cette architecture de terres où elle a pris ses habitudes.
Sa tête éclate comme une grenade -je parle du fruit bien entendu - , en me dispersant , moi, l'être de mots , comme un paquet de graines qui vont germer ailleurs - chez vous,par exemple- et semer la passion -pas le dépit- de vivre.
Faire un récit c'est également ficeler ensemble le narrateur et le lecteur , rapetasser deux points de vue disparates sur l'existence , coudre deux expériences du temps vécu qui ne coïncident pas mais se complètent.
La Provence de Giono,ça n'existe pas ,ça n'existe pas plus que "la fourmi de dix-huit mètres" de Robert Desnos. Et pourtant ,quel beau monstre!