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Citation de ChouettedeMinerve


La jeunesse est impatiente, c'est vrai, mais comme les vieux le disent. Notre impatience n'a pas trait aux biens de ce monde, aux plaisirs, aux ambitions. Au contraire, nous sommes remarquablement endurants et raisonnables dans ces domaines. L'impatience de la jeunesse est d'une autre essence. C'est une espèce de vice, de vampire, de démon, qui ne se manifeste que dans les moments où la vie paraît nous écraser, où tout devient subitement incompréhensible et hostile. Alors nous sommes saisis de frénésie. Nous nous lançons tête baissée contre l'obstacle, nous voudrions être partout à la fois et tout de suite. Il y a là-dedans, j'en suis sûr, de la panique métaphysique. Quand l'univers nous attaque de tous les côtés, nous ne parvenons pas à comprendre qu'on ne peut défendre qu'un seul front. Voilà pourquoi la jeunesse est si mystérieuse aux yeux des gens qui ont plus de trente ans. Ils ont oublié ce que c'est d'être dépassé par le monde, renversé par lui, suffoquant, succombant, cloué à terre par la faiblesse si humiliante de l'enfance.
Je n'ai pas osé relire Le Vicomte de Bragelonne depuis l'âge de dix ou onze ans, parce qu'on y trouve justement une allégorie de cet état affreux : la mort de Porthos. Cette mort d'un personnage de roman est restée dans ma mémoire comme un événement auquel j'aurais réellement assisté : avec le temps, le tableau s'est transformé, magnifié, drapé de clair-obscur ; les détails vrais ont disparu, remplacé par des détails faux, tout comme un souvenir authentique, qui vit en vous, qui circule dans votre sang ainsi qu'une nourriture, qui fait partie de votre mythologie secrète. Dans mon cinéma intérieur, je vois Porthos debout dans la mer au soleil couchant, retenant des rochers énormes, pliant sous ce poids surhumain, s'enfonçant peu à peu, de titan qu'il était devenant frêle et tragique comme un petit garçon. Pendant des années, cette image m'a été insupportable. Quand elle se présentait , je me dépêchais de la chasser. La mort de mon père ne m'eût pas épouvanté davantage. C'était ma propre mort que je contemplais. Après avoir lu, le soir, dans mon lit, une grande tranche du Vicomte de Bragelonne, je m'endormais et j'étais pris dans les rêves pénibles que l'on fait à onze ans, où l'on découvre avec horreur que vos jambes ne vous portent plus, qu'elles plient comme du caoutchouc, qu'on ne pourra plus jamais avancer d'un pas, que vos bras sont mous, que vos mains se tordent comme de la gélatine, que vous n'avez plus la force de traîner votre corps. Vous avez la cervelle toute brumeuse ; la souffrance même a quelque chose de cotonneux, qui la rend encore plus effrayante. Vous respirez à peine ; il n'y a presque plus de vie en vous. La mort est assise sur vos épaules et pèse comme Dieu sur le dos de saint Christophe. Ces épreuves se passent en général dans des rues nocturnes, éclairées çà et là par de glauques lampadaires. Autour de vous, le monde remue égoïstement ; personne ne semble s'apercevoir de votre liquéfaction. Je crois qu'on appelle cela des rêves de croissance. J'en ai eu jusqu'à quinze ou seize ans. Le souvenir de ces petites agonies dure longtemps. Encore aujourd'hui je me les rappelle avec angoisse. L'idée que les adultes se font de la jeunesse est tout à fait fantaisiste. Ils la voient forte, vivace, ne tenant pas en place, infatigable. Erreur : la jeunesse vit interminablement la mort de Porthos. Interminablement elle tâche de bouger à travers un amoncellement de pierres.

Chapitre VIII, page 108 à 110.
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