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Citation de ChouettedeMinerve


La façon dont un homme lit renseigne à fond sur son esprit, plus peut-être que ce qu'il lit. Mon père connaît tous les romans policiers publiés depuis quarante ou cinquante ans, il a palpité aux tribulations d'une foule de détectives et de bandits, il a goûté de tous les styles qui ont illustré le genre : le douceâtre avec Agatha Christie, le féroce avec Hadley Chase, le baroque avec Peter Cheyney, le rapide avec Chandler, le lent avec Simenon, etc. Il est un familier de Lemmy Caution, de Miss Blandish, de Philip Marlowe, de Poirot, de Maigret, de cent autres. Moi qui ai lu fort peu de romans policiers, qui n'en ai pas ouvert un depuis quatre ans au moins, je sais tout là-dessus. Lui rien. Il a tout oublié. Je suis sûr qu'il oublie tout d'un bouquin à l'autre. J'allais écrire qu'il ne reste au fond de son esprit qu'une vague bouillie de crimes et d'aventures. Mais même pas : il ne reste rien. Il lit des romans policiers pour s'occuper la tête, pour tuer le temps parce qu'il y a des moments dans la journée où inévitablement on se retrouve seul, sans distraction, et qu'il importe de mettre quelque chose entre soi et les pensées qui pourraient surgir, d'élever une barrière, de construire un mur continu sans un trou, pour protéger une certaine tranquillité intérieure qui autrement serait à la merci de la première réflexion. La lecture, qui doit être une source de méditation, un enrichissement de l'esprit, une école de liberté, une forme d'étude, remplit l'office inverse pour mon père. C'est une drogue qu'il s'administre pour échapper à la vraie vie, un opium qu'il ajoute à tous les autres opiums que dispense la société moderne pour empêcher les individus de descendre en eux-mêmes, de saisir leur être propre, de se connaître, de penser à la réalité et à la mort. Il laisse courir ses yeux sur des lignes imprimées, il les y attache, il les y enchaîne, ce qui est d'après moi, le comble de la servitude. Il emprisonne son esprit dans les péripéties stupides d'un immense jeu de gendarmes et de voleurs réparti sur des milliers de volumes, afin que ce pauvre esprit n'aille surtout pas s'égarer dans des lieux inconnus et dangereux où il verrait des spectacles capables de l'attrister. D'ailleurs, avec ses quatre romans policiers par semaine, mon père a si peu le sentiment de pratiquer l'occupation appelée lecture que lorsqu'on lui demande ce qu'il pense de tel ou tel livre qui vient de paraître, il répond ingénument : "Je ne lis rien ; je n'ai pas le temps." Suivent quelques considérations qui ne manquent jamais de me faire sauter en l'air sur l'impossibilité de lire, de nos jours où la vie est si accaparante.
La plupart des adultes sont pareils à lui, je crois, car ces propos n'éveillent chez eux que des hochements de tête désabusés. Je n'en ai pas entendu un seul répondre que ce n'est pas vrai, que, si l'on veut bien, on trouve chaque jour plusieurs quarts d'heure pour cela. Comment fais-je donc, moi qui ai lu des bibliothèques, dans le métro, dans l'autobus, dans mon lit, derrière mon pupitre pendant que Barragaud nous expliquait les beautés du marxisme, moi qui ai toujours un bouquin dans ma poche en prévision des attentes et des temps morts, moi qui ai l'esprit si affamé que je ne pourrais pas rester deux minutes sans lui donner à manger un peu de Dostoïevski ou de Balzac ? Faut-il croire que cet esprit s'arrêtera un jour ? Qu'après trente ans l'esprit se ferme comme une huître ou que la vie s'emplit de tant de choses qu'on n'a plus un instant pour se retremper dans cet univers exquis des livres où l'on ne fréquente que des hommes de génie qui s'adressent à vous comme si vous étiez un de leurs pairs ? Non, ce n'est pas possible. Je ne puis imaginer qu'à trente ans, à quarante, à cinquante ma curiosité ne sera pas aussi violente qu'aujourd'hui, que je n'aurai plus l'espoir de trouver au bout d'un auteur une vérité extraordinairement précieuse, inconnue de moi, qui éclairera tout le reste d'une lumière incomparable. Je ne puis imaginer que la découverte du monde, qui se fait pour les trois quarts par les livres, ne m'intéressera plus, que je serais devenu froussard et que je me cacherai comme un lapin derrière des piles de romans policiers.

Chapitre XII, p165 à 167.
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