C’est dans cette camionnette que des dames et des messieurs de la DDASS, aidés de gardes champêtres, des sortes de gendarmes chargés de surveiller l’île, emmenaient les enfants deux par deux. Ces enfants, on ne les revoyait jamais. J’ai le souvenir de copains disparus d’une heure à l’autre. Qu’avaient ils fait pour mériter ce châtiment ? Rien du tout, ce n’était que des gosses. Mais voilà, l’Etat Français avait décidé de s’occuper des orphelins de la Réunion, de les envoyer en France où ils pourraient suivre des études, et même être adoptés. Le gouvernement espérait ainsi faire deux bonnes actions. : diminuer la misère qui sévissaient dans l’île, d’une part, et repeupler les campagnes françaises qui commençaient sérieusement à se vider d’autre part.
Je ne comprenais évidement pas ce qui m’arrivait, et pourquoi je me retrouvais là. Ce que j’ai découvert plus tard, c’est que j’avais simplement été confié à Alphonse et Amélie en attendant de trouver une famille pour m’adopter. Eux étaient trop vieux pour le faire. Nicole et Roland voulaient un troisième enfant mais ne pouvaient plus en avoir. Pourquoi pas en adopter un ? Ils étaient de gauche. Lui était membre du Parti communiste et siégeait au Conseil municipal, alors qu’elle militait dans un mouvement écologiste. Ils avaient appelé leurs enfants Boris, en hommage à Boris Vian et à la Russie, et Mehdi pour Mehdi Ben Barka. Leur militantisme était irréprochable. C’est donc à la fois pour des raisons personnelles et dans un but humanitaire qu’ils décidèrent de recueillir un enfant, même déjà grand. (…). Il faut préciser que les Français de la métropole n’étaient pas au courant de ce qui se passait à la Réunion, ils ne connaissaient pas les conditions de notre arrivée en France.
Nous étions partis Roland et moi à la rencontre de Nicole qui participait à une manifestation d’écologistes à Paris. Nous nous sommes arrêtés pour dormir en route. Roland avait réservé une chambre, et après avoir dîné il m’invita à consommer un verre de whisky, puis un autre en me disant « Il faut que tu deviennes un homme ». Une bouffée de chaleur m’envahît. Je me trouvais dans un autre monde, je voyais flou, je riais pour un rien. Lui rigolait. Il m’aida à aller me coucher. Et arriva ce moment inimaginable, incompréhensible où il me viola. Pourquoi ce crime ? Je pleurais, je me sentais mort. Je ne comprenais rien à cet acte de barbarie venant de mon père adoptif, d’un professeur respecté de tous.
Nous ne mourions pas de faim et nous n’étions pas malades. Alors où était le mal ? Nulle part. Mais il fallait bien un prétexte pour enlever, déporter des enfants réunionnais afin de repeupler la Creuse. Nous avions été pris comme cobayes dans le silence le plus absolu. Tout cela a duré de 1963 à 1978. Cette forme d’esclavage a été initiée par Michel Debré, député de La Réunion et ministre du Général de Gaulle. Pourquoi déraciner des enfants ? Pourquoi leur interdire tout contact et tout lien avec leurs familles ?
Nous ressemblions à nos ancêtres les esclaves : souffrir sans rien dire, encaisser le malheur sans réagir, garder le silence. Et personne ne savait pourquoi il se trouvait là.
Les enfants qui se trouvaient là étaient ensuite placés dans des familles d’accueil, en général chez des fermiers qui les considéraient comme de la main d’œuvre gratuite.
Le problème, c’est que très vite il n’y eut plus assez d’orphelins. Alors les autorités ont décidé de choisir des enfants qu’elles jugeaient abandonnés. On a profité alors de l’illettrisme des gens pour leur faire signer d’un pouce des actes d’abandon, lorsque ceux ci n’étaient pas carrément falsifiés. De toute manière, les Réunionnais étaient convaincus qu’ils n’avaient pas le droit de s’opposer à l’autorité.
Après m’avoir volé mon île et ma famille, l’amour de tonton et tata, et après m’avoir violé, voilà qu’on me dépouillait aussi de mon nom. J’aurais pu garder Martial accolé à B., mais je ne savais pas que j’en avais le droit. Personne ne me l’avait dit bien sûr.
Cette Creuse est devenue pour moi le lieu de l’exil et de l’esclavage moderne.
J’ai appris plus tard que la DDASS payait des rabatteurs pour trouver des enfants, et ces rabatteurs n’avaient aucune envie de voir leur gagne-pain leur filer sous le nez.